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Thérèse, Adrienne, Gady naît le 25 juillet 1918 à Saint-Pierre-Azif (Calvados), fille de Maurice Gady et de Suzanne Quibeuf, 24 ans. Par sa mère, veuve d’un soldat tué en août 1915 et remariée, Thérèse a un demi-frère plus âgé : Henri Dobert, né le 31 janvier 1915 à Dives-sur-Mer (Calvados).

À une date restant à déterminer, elle se marie avec Marcel Lamboy ; plus tard (quand ?), le couple divorcera.

Au début de 1942, âgée de 23 ans, Thérèse Lamboy met au monde une fille.

À cette époque, elle habite un hôtel meublé au 14 rue Albouy (Paris 10e) et travaille comme barmaid à la Maison Convert (plus tard, le Casino de l’Ile-de-Beauté), guinguette réputée de Nogent-sur-Marne (Seine / Val-de-Marne). C’est dans ce cadre qu’elle fait la connaissance d’un client, Pierre Lussac (d’Enghein-les-Bains ?, Seine-et-Oise / Val-d’Oise), qui fréquente régulièrement l’établissement avec son épouse, Yvonne Velgue. Le couple ayant un petit garçon du même âge que sa propre fille, Thérèse sympathise avec eux, au point qu’ils se tutoient. L’homme finit par lui déclarer qu’il est passeur sur la ligne de démarcation, contre rétribution. Un jour, il lui propose de participer à un convoyage de clandestins.

Selon son témoignage ultérieur, au cours du mois de juillet de cette année 1942, Thérèse Lamboy accompagne Lussac et sa femme chez « la tante Gisèle », domiciliée au 30 rue de la Folie-Méricourt, une Juive polonaise mariée à un Français mort au cours de la guerre de 1940, et qui ne craint pas immédiatement l’arrestation. Pendant la discussion (la négociation ?) entre les deux interlocuteurs, Thérèse Lamboy se contente d’écouter. La tante Gisèle demande à Lussac de faire passer en zone Sud sa nièce Régine Zajakowski, 19 ans. Il est prévu que Lussac vienne ensuite prendre en charge, pour la même opération, une autre nièce et un neveu : les très jeunes Bernard Prazan, âgé de six ans et demi (né le 22 novembre 1935 à Paris 11e), et sa sœur aînée Jeannette, née vers 1932.

Les parents de ceux-ci, qui avaient conservé leur nationalité polonaise, ont successivement été arrêtés comme Juifs. Abram Prazan, né à Varsovie le 7 mai 1901, boucher arrivé en France en 1926 (ayant francisé son prénom en Adolphe), domicilié au 57 rue de Charonne (Paris 11e), propriétaire depuis décembre 1936 d’une boucherie au 30 rue de la Folie-Méricourt – la Boucherie Moderne ? – et parallèlement propriétaire ou associé d’autres commerces, spolié de ses biens dans le cadre de la politique antisémite d’arianisation, a été arrêté le 14 mai 1941 comme Juif étranger lors de l’opération du “billet vert” et interné au camp de Pithiviers (Loiret) et d’où il a été déporté dans le convoi d’« otages de représailles, aptes au travail » du 25 juin 1942 (n° 4) à destination d’Auschwitz-Birkenau. Non sélectionné à l’arrivée, enregistré sous le matricule n° 42424, Abram Prazan y mourra six mois plus tard, le 12 janvier 1943. Son épouse, Estera, née Fiszer le 28 novembre 1908 à Lodz (?), sœur aînée de la tante Gisèle chez laquelle elle a été arrêtée, est alors internée au camp de Drancy (Seine / Seine-Saint-Denis). Elle sera déportée dans le convoi du 29 juillet 1942 (n° 12) et gazée immédiatement à l’arrivée à Auschwitz, non loin de son mari.

Selon ses dires, Thérèse Lamboy, ayant pressenti « quelque chose de louche » concernant Pierre Lussac, retourne seule chez la tante Gisèle. Quand les deux femmes sont au salon, celle-ci lui montre une lettre écrite par sa nièce Régine au camp de Drancy et visiblement tachée de larmes, laquelle décrit brièvement comment, arrivée à Orléans, elle a été livrée à la police allemande par le passeur qui l’accompagnait. Thérèse propose alors d’amener elle-même les enfants Bernard et Jeannette en zone libre. Elle vient les chercher chez leur tante le lendemain matin.

La passeuse et les enfants prennent le train à la gare d’Austerlitz, avec la complicité d’un cheminot, et descendent à la gare des Aubrais, aux faubourgs d’Orléans. Puis ils font environ cent kilomètres vers le Sud en évitant les patrouilles allemandes et en franchissant la Loire : « On a fait de la marche à pied, on a fait du train de banlieue, on a fait de la carriole. » Bernard est tellement éveillé, mobilisant la conversation, que Thérèse pense alors qu’il a neuf ans. Au début de leurs pérégrinations, elle leur donne une consigne : « Sur la route, si vous voyez des Allemands, vous vous cachez ou vous faites semblant de chercher des fleurs. » Effectivement, en apercevant des gens au loin (fausse alerte), les enfants se précipitent à l’abri du talus.

En fin de journée, ils atteignent un village par lequel passe la ligne de démarcation. Mais ils trouvent sur leur chemin deux soldats allemands à vélo qui les arrêtent et les conduisent à un poste de la Wehrmacht. Interrogée par un officier commandant la place, Thérèse Lamboy passe des heures dans son bureau pour le convaincre que les enfants sont ses neveux et qu’elle doit absolument gagner la zone libre. Elle y parvient et le militaire les fait conduire dans l’auberge la plus proche pour le reste de la nuit. Tôt le lendemain, ils sont escortés par deux soldats jusqu’à une gare située en zone non-occupée. Ils prennent le train jusqu’à Larens (Pyrénées-Atlantiques). À la descente du train, les enfants sont confiés à deux femmes qui se chargent de les cacher dans une famille, non loin de là. Thérèse alors fait la connaissance de l’homme qui a pris contact avec la Résistance : Moszek Fiszel (ou Fiszer), né le 30 octobre 1898 en Pologne (à Tuzin ?), tailleur, originellement domicilié dans l’Indre (?) ou à Lussagnet (Pyrénées-Atlantiques ou Landes ?), frère de la tante Gisèle, « l’oncle Maurice », sans doute placé en résidence surveillée à Eaux-Bonnes, près de Larens, par le régime de Vichy. La passeuse prévoyait de repartir le lendemain, mais « Puisque vous avez fait la route, restez une journée ou deux. » Pour cela, l’oncle Maurice offre l’hôtel à Thérèse. En fait, elle y reste au moins huit jours. Mozek Fiszel sera arrêté plus tard, lors des rafles de février 1943 suivant l’invasion de la zone sud par l’armée allemande, détenu au camp de Gurs (Pyrénées-Atlantiques), envoyé à Drancy, déporté le 6 mars 1943 dans le convoi n° 51 vers le complexe concentrationnaire de Maïdanek, près de Lublin (Pologne), gazé le lendemain de son arrivée.

Arrestation et déportation

Une huitaine de jours après le départ de Thérèse Lamboy, Pierre Lussac vient à son tour chercher les enfants chez leur tante Gisèle. Ils n’y sont plus : « Ils sont à l’abri maintenant, ils sont en zone libre. » Comment cela se fait-il ? « C’est la dame qui était avec vous qui est venue les chercher. »

Porteur d’un mandat d’arrêt rédigé en allemand et accompagné d’un autre gestapiste français, Pierre Lussac vient arrêter Thérèse chez elle. Ils l’emmènent à la gare d’Austerlitz, pour la conduire en train à Orléans où elle passe entre les mains de la Gestapo. De juillet à septembre 1942, elle est écrouée à la prison d’Orléans. Une fois par semaine, elle est conduite à la Feldkommandantur pour y être interrogée et d’où elle revient « à quatre pattes ».

Le 13 novembre 1942, Thérèse Lamboy est transférée au camp allemand du Fort de Romainville, situé sur la commune des Lilas (Seine / Seine-Saint-Denis), premier élément d’infrastructure du Frontstalag 122. Elle y est enregistrée sous le matricule n° 1210 en même temps que des femmes détenues pour leur soutien à des Juifs – Adélaïde Hautval -, comme épouses de Juifs étrangers – Sophie Litch et Anne-Marie Ostrowska – et/ou comme passeuses – Gabrielle Bergin et Yvonne Courtillat, de Vierzon (Cher) – toutes affaires en lien avec le passage de la ligne de démarcation.

Bien qu’elle y reste internée plus de trois mois, il est probable que Thérèse Lamboy se confie peu à ses compagnes de détention. Charlotte Delbo écrira en 1964 : « On ne savait d’où elle venait. Elle avait un bébé en nourrice pour qui elle a confectionné un ours avec des chiffons. Nous ne savons pas le motif de son arrestation. Plusieurs pensent qu’il n’était pas à dire. » Certaines de ses compagnes l’ont apparemment soupçonnée d’avoir marchandé ses charmes…

Le 22 janvier 1943, cent premières femmes otages sont transférées en camions au camp de Royallieu à Compiègne (leurs fiches individuelles du Fort de Romainville indiquent « 22.1 Nach Compiègne uberstellt » : « transférée à Compiègne le 22.1»).

Le lendemain, Thérèse Lamboy fait partie du deuxième groupe de cent-vingt-deux détenues du Fort qui les y rejoint, auquel s’ajoutent huit prisonnières extraites d’autres lieux de détention (sept de la maison d’arrêt de Fresnes et une du dépôt de la préfecture de police de Paris). Dans un courrier adressé au sous-préfet de Compiègne, le commissaire de police de la ville indique : « …dans le courant de l’après-midi, trois camions allemands ont amené au camp de Royallieu une centaine de femmes dont on ignore la provenance. Selon des indications recueillies auprès de personnes habitant aux abords du camp, ces femmes auraient entonné La Marseillaise et L’Internationale ». Toutes passent la nuit du 23 janvier à Royallieu, probablement dans un bâtiment du secteur C du camp.

Le matin suivant, 24 janvier, les deux-cent-trente femmes sont conduites en camions à la gare de marchandises de Compiègne – sur la commune de Margny – et montent dans les quatre derniers wagons (à bestiaux) d’un convoi dans lequel plus de 1450 détenus hommes ont été entassés la veille. Comme les autres déportés, la plupart d’entre elles jettent sur les voies des messages à destination de leurs proches, rédigés la veille ou à la hâte, dans l’entassement du wagon et les secousses des boggies (ces mots ne sont pas toujours parvenus à leur destinataire).

En gare de Halle (Allemagne), le train se divise et les wagons des hommes sont dirigés sur le KL Sachsenhausen, tandis que les femmes arrivent en gare d’Auschwitz le 26 janvier au soir. Le train y stationne toute la nuit. Le lendemain matin, après avoir été descendues et alignées sur un quai de débarquement de la gare de marchandises, elles sont conduites à pied au camp de femmes de Birkenau (B-Ia) où elles entrent en chantant La Marseillaise.

Thérèse Lamboy y est enregistrée sous le matricule 31800. Le numéro de chacune est immédiatement tatoué sur son avant-bras gauche.

Pendant deux semaines, elles sont en quarantaine au Block n° 14, sans contact avec les autres détenues, donc provisoirement exemptées de travail dans les Kommandos, mais pas de corvée.

Le 3 février, la plupart des “31000” sont amenées à pied, par rang de cinq, à Auschwitz-I, le camp-souche où se trouve l’administration, pour y être photographiées selon les principes de l’anthropométrie policière allemande : vues de trois quarts, de face et de profil (la photo d’immatriculation de Thérèse Lamboy a été retrouvée, puis identifiée par des rescapées à l’été 1947).

Le 12 février, les “31000” sont assignées au Block 26, entassées à mille détenues avec des Polonaises. Les “soupiraux” de leur bâtiment de briques donnent sur la cour du Block 25, le “mouroir” du camp des femmes où sont enfermées leurs compagnes prises à la “course” du 10 février (une sélection punitive). Les “31000” commencent à partir dans les Kommandos de travail.

Le 3 août, Thérèse Lamboy est parmi les survivantes – exceptées celles du Kommando de Raïsko – placées en quarantaine, dans une baraque en bois située en face de l’entrée du camp des femmes. Charlotte Delbo précise : « La quarantaine, c’était le salut. Plus d’appel, plus de travail, plus de marche, un quart de litre de lait par jour, la possibilité de se laver, d’écrire une fois par mois, de recevoir des colis et des lettres. » Néanmoins, cinq Françaises, trop épuisées, y succombent encore. Pour les “31000”, cette période dure dix mois. Au même moment, les détenus politiques français d’Auschwitz et Birkenau obtiennent le droit d’écrire, malgré leur enregistrement au camp sous le statut “NN”.

En juin 1944, les “31000” de la quarantaine sont renvoyées au travail, mais affectées dans un atelier de couture moins épuisant où elles ravaudent les vêtements laissés par les Juifs « à l’entrée de la douche ». Depuis les fenêtres de cet atelier, elles voient l’arrivée des convois de Juifs de Hongrie, débarqués sur une dérivation de la voie de chemin de fer qui se prolonge désormais à l’intérieur du camp. Thérèse Lamboy : « Toute la nuit, on voyait les flammes dans le ciel, le ciel était rouge. Et on entendait les hurlements des gens qui brûlaient, qu’on foutait dans les fosses tout vivant ».

Après le débarquement allié en France, le courrier ne franchit plus le nouveau front qui s’est créé à l’Ouest.

Le 2 août 1944, Thérèse Lamboy fait partie des trente-cinq “31000” transférées au KL Ravensbrück où elles arrivent deux jours plus tard ; la plupart étant enregistrée comme détenues “NN” (pas de travail hors du camp, pas de transfert dans un Kommando) et assignées à un Block réservé.

Le 2 mars 1945, elle est parmi les trente-trois “31000” transférées au KL Mauthausen où elle arrivent le 5 mars après un voyage très pénible.

En les transportant de nuit, on conduit la plupart d’entre elles à la gare de triage d’Amstetten pour boucher les trous d’obus et déblayer les voies quotidiennement bombardées par l’aviation américaine (trois “31000” seront tuées sous les bombes).

Le 22 avril 1945, Thérèse Lamboy fait partie des trente “31000” prises en charge par la Croix-Rouge internationale et acheminées en camion à Saint-Gall en Suisse. De là, elles gagnent Paris par le train où elles arrivent le 30 avril. C’est le groupe le plus important de “31000” libérées ensemble, c’est le “parcours” le plus partagé.

Le retour

Après leur arrivée dans les Pyrénées-Atlantiques à l’été 1942, les enfants Prazan ont été pris pris en charge par la Résistance, qui les déplaçait d’un endroit à un autre, dans différentes familles de cultivateurs, à l’abri au fond des campagnes. Lors d’un transfert avec sa sœur, le jeune homme qui les accompagnait dans le train repère des soldats allemands et conduit les enfants dans les toilettes du wagon. Lui-même en sort quand on frappe à la porte, alors que les enfants y restent cachés dans les angles morts. Un couple vient les chercher à l’arrivée. Le jeune homme qui les accompagnait a été ensuite fusillé. Bernard et Jeannette finissent par être séparés. Après les Basses-Pyrénées, les Pyrénées-Orientales et peut-être d’autres lieux, un couple de personnes âgées héberge Bernard dans leur ferme du Limousin, lui donnant beaucoup d’affection (comme dans le film Le vieil homme et l’enfant, de Claude Berry avec Michel Simon, en 1967). Bernard y garde les vaches avec un chien. Le matin, il déjeune de soupe avec du vin. Il ne va pas à l’école. Après l’Occupation, c’est son cousin Jacques, fils de Mozek Fiszer, qui vient le chercher, l’arrachant contre son gré à « son Pépé ». Plus tard, au centre de rapatriement de l’hôtel Lutetia à Paris, les rescapés apprennent la disparition de tous les membres de la famille qui furent déportés.

De son côté, Thérèse Lamboy apprend la mort de son jeune frère, Henri Dobert, résistant calvadosien du réseau Buckmaster Jean-Marie, condamné à mort le 10 novembre 1943 par le tribunal militaire allemand de Rouen (Seine-Inférieure / Seine-Maritime) et fusillé le 9 décembre suivant au stand de tir du Madrillet, à Grand-Quevilly. Sans ressources, Thérèse revient dans le Calvados et s’installe à Houlgate. À une date restant à préciser (avant 1962), elle épousera un Monsieur Léopold.

Par la suite, elle ne cherchera pas à maintenir le contact avec les autres « 31000” rescapées. En 1964, Charlotte Delbo écrit : « Simone Loche l’a rencontrée une fois, il y a plusieurs années, rue de Malte, à Paris dans le 11e arrondissement. Nous ne savons pas ce qu’elle est devenue. »

En 1946, Thérèse Lamboy se rend à la Boucherie Moderne, reprise par la « tante Gisèle », avec une motivation peu définie. Peut-être afin de vérifier ce qu’il est advenu des enfants qu’elle a convoyés quatre ans auparavant. Elle y reçoit un accueil peu chaleureux et ne peut voir les deux orphelins, qui ont été confiés séparément aux œuvres sociales de l’UJRE et de l’OSE.

Cette même année, en juillet, Pierre Lussac, qui s’est fait prendre comme voleur en Italie, sous une fausse identité, est jugé au Palais de Justice d’Orléans avec plusieurs de ses complices de la Gestapo locale. L’événement est couvert par la presse régionale, et il est probable que des échos en parviennent à la tante Gisèle, qui voit ainsi ressurgir l’homme auquel elle a confié sa nièce Régine. Se pourrait-il que ce soit la connaissance du lien de Thérèse Lamboy avec cet individu qui lui fait considérer que celle-ci a véritablement été complice de ses activités criminelles, conviction transmise ensuite à son neveu Bernard ? Condamné à mort pour ses nombreux crimes, Pierre Lussac est fusillé le 28 novembre 1946 au champ de tir des Groues, face à la gare des Aubrais.

Jusqu’à l’âge d’environ 14 ans, Bernard Prazan, changeant souvent de centre d’accueil, est successivement hébergé à Aix-les-Bains, au Mans, à Sainte-Maxime, puis finalement au manoir de Denouval, à Andrezy (Yvelines), maison de l’UJRE (ou de la Commission centrale de l’Enfance, proche du parti communiste). En 1949, une cousine éloignée habitant à New-York (États-Unis), dans le quartier juif de Brooklyn, décide d’accueillir les deux enfants et leur paie le voyage. Jeannette, alors âgée de 17 ans, s’y marie rapidement, devenant Madame Kanarek. Elle quitte ainsi son frère et s’installe aux USA. Un an après sa venue, Bernard rentre à Paris. Pendant un temps, il “traîne” un peu avec des orphelins ayant connu le même parcours que lui. À sa majorité, bien qu’exempté de service militaire en tant que pupille de la Nation, Bernard s’engage dans l’armée pour trois ans, où il obtient un grade d’officier. Il y devient l’ami de deux jeunes gens d’un milieu plus élevé, ayant fait des études supérieures, et qui lui font découvrir la vie intellectuelle et artistique. Au terme de son engagement, Bernard Prazan s’associe avec le nouveau mari de la tante Gisèle, Bernard Flaum, un tailleur polonais, et commence une carrière dans la confection, créant bientôt sa propre maison de vêtements féminins : Patrice Bréal.

Les démarches

Au début des années 1960, Thérèse Léopold, qui habite alors au 1 chemin Mauger à Houlgate, apprend qu’elle peut bénéficier d’une pension au titre de déporté politique. Elle cherche l’adresse de Bernard Prazan, le garçon qu’elle a sauvé, usant une paire de chaussures à force de marcher dans Paris pour le trouver. Quand elle se rend à l’adresse enfin obtenue, c’est la tante Gisèle, Madame Flaum, qui lui ouvre la porte. Thérèse demande : « Est-ce que Bernard est visible ? » « Non, il n’est pas là, et ce n’est pas la peine de l’attendre parce qu’on ne sait pas a quelle heure il va rentrer ». Thérèse insiste pour le voir. Finalement, un grand jeune homme entre dans la pièce et comprend qui elle est. Thérèse explique pourquoi elle l’a recherché, quel est l’objet de sa démarche : « Il me faudrait un papier selon lequel je vous ai bien fait traverser la ligne, pour vous mettre à l’abri de l’autre côté ». Il en est d’accord.

Le 10 décembre 1963, Bernard Prazan, alors domicilié au 7 rue Béranger, signe une déclaration devant un officier de police judiciaire du commissariat de quartier des Enfants-Rouges. « Je connais Madame Léopold, comme étant la personne qui m’a emmené en zone libre, alors que j’étais âgé de 6 ans environ. Elle nous à pris à Paris, ma sœur et moi, et nous a conduits dans les Pyrénées-Orientales. C’est grâce à cette personne si je n’ai pas été déporté et si je suis encore en vie. Par la suite, je n’ai revu cette dame qu’après la Libération, il y a un an environ, et j’avais appris seulement par la suite qu’elle avait été déportée. Je n’ai donc pas été témoin de son arrestation, je ne connais pas les circonstances de cette arrestation, ni le camp où cette personne a été déportée. Je ne connais pas davantage les motifs pour lesquels elle a été arrêtée… ».

Puis, un an et demi plus tard, le 4 juin 1965, Gisèle Flaum, alors domiciliée au 11 boulevard du Temple, sans doute considérée comme l’adulte pouvant le mieux attester de la réalité des faits, signe un certificat dactylographié par lequel elle déclare « avoir confié [ses] neveu et nièce Bernard et Jeannette Prazan, fin juillet 1942 à Madame Lamboy afin qu’elle les fasse passer en zone libre, ceci sans aucune indemnité pécuniaire. Cette dernière m’a fait parvenir, à son retour, la preuve du bon aboutissement de cette mission. Je n’ai revu Madame Lamboy qu’en 1946 ». Un témoignage pour solde de tout compte ?

Les vies des uns et des autres s’écartent définitivement.

Dans son milieu professionnel de la confection, Bernard Prazan, alors âgé de 30 ans, rencontre une jeune fille dont il tombe amoureux (fiançailles en 1965). Il l’épouse. Ils auront ont deux garçons : Franck, né en 1966, et Michaël, né en 1970. À la grande surprise de ses proches, Bernard Prazan se découvre une passion pour la peinture abstraite des années 1950 – Soulages, De Stael, Fautrier, Atlan – et devient collectionneur, tapissant de tableaux toutes les pièces de l’appartement familial.

 Suite à un accident cardiaque et une opération à cœur ouvert, Bernard Prazan abandonne la confection, devenue pour lui comme un fardeau. Il devient marchand d’art, spécialiste en autodidacte de la période qu’il affectionne, et ouvre une galerie dans le Quartier latin. Quand il prend sa retraite, il passe le relais à son fils Franck.
La mémoire
Le 18 mai 2006, sur l’insistance de son autre fils, Michaël, et en sa compagnie, Bernard Prazan accepte de se rendre dans les studios de l’INA à Brie-sur-Marne, pour qu’y soit enregistré son témoignage d’enfant caché dans le cadre d’une collecte organisée en partenariat avec la Fondation pour la mémoire de la Shoah. Selon lui, la dame qui l’a fait passer en zone libre avec sa sœur, « membre d’un réseau de faux résistants (comprendre d’un réseau de vrais collabos), était partie pour nous livrer à la Gestapo. Mais, arrivée à la dernière gare avant la zone libre, elle avait eu pitié de nous, comme je l’ai lu dans son regard… ».
Un soir d’avril 2011, alors que Bernard Prazan a entamé depuis quelques mois une longue agonie, passant de service hospitalier en clinique, un ami, ancien du manoir d’Andrézy, téléphone à son fils Franck pour le prévenir qu’il est question de son père et de sa tante dans un ouvrage récemment paru : Les Juifs en Normandie (1940-1945), d’Yves Lecouturier. Frank Prazan achète l’ouvrage et lit, à la page 183 : « Sœur du résistant calvadosien Henri Dobert, aujourd’hui installée à Houlgate, Thérèse Léopold est également engagée dans la Résistance à Paris : “Grâce à un cheminot, je faisais passer des enfants juifs en zone libre.” C’est le cas pour Bernard et Jeannette Prazan qu’elle convoie jusque dans les Pyrénées en juillet 1942. Dénoncée, elle est arrêtée pour aide et protection des Juifs et incarcérée au fort de Romainville. D’abord déportée au camp d’Auschwitz-Birkenau, elle rejoint celui de Ravensbrück. » Franck Prazan apprend ainsi que Thérèse Lamboy, devenue Madame Léopold, vit toujours et habite à Houlgate. Il téléphone à l’auteur qui lui donne les références d’un autre ouvrage, complémentaire, Résistance au féminin sous l’Occupation en Normandie, réalisé par le collège Paul-Verlaine d’Évrecy (Calvados) et publié en juin 2008. En illustration, page 45, on y trouve la reproduction du certificat délivré par Gisèle Flaum. Franck fait part de cette découverte à son père, cloué sur un lit dans une clinique, lequel affirme ne pas se souvenir de l’identité de la passeuse et ne l’avoir jamais revue.
Bernard Prazan s’éteint le 29 décembre 2011, âgé de 76 ans.
Pour sa famille, comment éclaircir le déroulement des faits ? Franck Prazan souhaite rencontrer Thérèse Léopold, alors âgée de 93 ans. Il entre d’abord en contact téléphonique avec la personne qui veille sur elle, et celle-ci le rassure concernant la possibilité d’une telle visite. Franck trouve néanmoins nécessaire que son passage soit précédé du visionnage par Madame Léopold du témoignage enregistré de son père à l’INA, et il lui en adresse le DVD le 16 février 2012. Parallèlement, sur les conseils de son frère Michaël, il missionne une collaboratrice de celui-ci, excellente documentaliste et enquêtrice, en vue de rassembler toutes informations pertinentes concernant Thérèse Léopold. Du 14 avril 2012 au 17 janvier 2013, en neuf mois de recherches, cette chercheuse rassemble des archives qui font notamment apparaître la responsabilité criminelle de Pierre Lussac. Entre temps, en mai 2012, c’est d’abord Michaël, le cinéaste, qui rend visite à Thérèse Léopold à Houlgate, pour deux heures d’interview filmée. Le 21 juillet suivant, Franck et sa famille restent également deux heures auprès d’elle. Au moment de leur séparation, Thérèse tire de son portefeuille sans âge un petit morceau de papier plié en deux, portant la marque du temps et sur lequel est écrit le nom de son père, Bernard Prazan.Thérèse Léopold décède moins de six mois après cette deuxième visite, le 11 décembre 2012. Franck avait commencé des démarches afin qu’elle soit reconnue comme Juste parmi les nations par le mémorial Yad Vashem de Jérusalem.À partir des archives familiales, des documents d’archives exhumés, du témoignage de son père à l’INA, de sa propre interview de Madame Léopold et de ses échanges avec sa mère et son frère, le cinéaste Michaël Prazan met en œuvre la réalisation d’un film documentaire, La Passeuse des Aubrais, 1942. En novembre 2016, au 27e Festival International du film d’Histoire de Pessac, celui-ci est sélectionné dans la catégorie des documentaires inédits, et est doublement récompensé à ce titre par le Prix du jury professionnel et par le Prix des jeunes journalistes. Il est diffusé sur Arte le mardi 13 juin 2017.Michaël conclut son film : « Au terme de mon enquête, bien des zones d’ombre restent à élucider. Quel rôle, par exemple, Madame Léopold a-t-elle tenu auprès de Pierre Lussac ? […] Mon père garde lui aussi sa part de mystère : pourquoi ne pas avoir mentionné qu’il a revu Thérèse après la guerre et qu’il a signé cette décharge en sa faveur ? Leurs secrets, ils l’ont emporté dans la tombe. »
Sources :
– Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, Les Éditions de Minuit, 1965 (réédition 1998), page 165.
– Michaël Prazan, La Passeuse des Aubrais 1942, coproduction Arte-INA, 2016 (81’), coffret DVD disponible chez Ina Éditions, incluant un entretien avec Serge Klarsfeld à propos des premières rafles à Paris, des camps d’internement, de la Gestapo d’Orléans, des maisons d’enfants et du cas de la “Passeuse des Aubrais”. (2015 – 21’)
– Franck Prazan, son site internet franck-prazan.com
Résistance au féminin, sous l’occupation en Normandie, éd. par les élèves et l’équipe pédagogique du Collège Paul-Verlaine d’Evrecy, éditions Cahiers du temps, juin 2008, DL 200, pages 45 et 86.
– Yves Lecouturier, Les Juifs en Normandie , 1939-1945, éditions Ouest-France, collection Documents Histoire.
MÉMOIRE VIVE
(dernière modification, le 18-06-2017)
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