Itinéraires des 45000

À l’été 1944, les cent vingt-huit “45000” survivants, regroupés au Stammlager, sont devenus de “vieux” concentrationnaires. L’expérience et les liens de solidarité existants chez les anciens détenus représentent un danger pour l’autorité SS. Il leur faut faire disparaître cet acquis. Par ailleurs, Polonais, Russes et Tchèques doivent être éloignés de la ligne de front qu’ils pourraient rejoindre. De grands transferts commencent…

Fin juillet 1944, au terme d’une offensive victorieuse, l’Armée Rouge, qui a largement pénétré en Pologne et libéré le camp d’extermination de Lublin (Maïda­nek), atteint la rivière San, à un peu plus de 200 kilomètres d’Auschwitz, et s’y arrête.

À Auschwitz, nous le savons, bien sûr, et nous comprenons que le prochain assaut des troupes soviétiques les mènera jusqu’à nous. À l’automne, au début de l’hiver ? (…)

Au mois d’août, comme l’année précédente, nous sommes à nouveaux rassemblés pour une sorte de quarantaine, au Block 9 cette fois. Elle sera de courte durée. Nous sommes sé­parés en quatre groupes d’égale importance. Trois d’entre eux sont transférés dans différents camps à l’intérieur de l’Allemagne (Flossenbürg, Sachsenhausen, Gross Rosen). La trentaine d’entre nous qui reste à Ausch­witz rejoint les Kommandos auxquels chacun est attaché. Je suis de ceux-là.

Plusieurs, parmi nous, pendant cette attente de la bataille prévisible, ont dit avoir entendu des canonnades lointaines annonçant l’attaque espérée. En fait, il devait s’agir de tirs de la D.C.A. régionale, puisque le front le plus proche était encore trop loin pour que nous puissions entendre les vraisemblables duels d’artillerie.

C’est, finalement, le 12 janvier 1945, que les unités du 1er Front d’Ukraine commandées par le maréchal Koniev, s’ébranlent et enfoncent dans les 24 heures qui suivent la première ligne allemande sur la Vistule. Le 16 janvier, en quatre jours, elles ont gagné 100 kilomètres et se dirigent sur Czesto­chova et Cracovie dont les faubourgs sont menacés dès le lendemain, à la grande surprise des Allemands qui n’avaient pas prévu une progression si rapide des soviétiques… Ce même jour, à midi, le gouverneur général Frank, futur pendu à Nuremberg, tient une dernière réunion. Dès 14 heures, il fuit Cracovie.

À Auschwitz, où beaucoup sont informés de l’avance des troupes soviétiques, la journée du 17 janvier est calme, mais tous sont tendus dans l’attente anxieuse d’événements extraordinaires. Au début de la nuit, vers 23 heures, les Blockschreibers sont appelés à la Schreibstube, Block 24. Deux d’entre nous seront concernés, Georges Guinchan et moi, respectivement Blockschreibers des Blocks 7 et 7a, occupés par les détenus de nationalités allemandes, les Reichsdeutsche. Nous traversons le camp endormi, désert. L’atmosphère est différente à la Schreibstube, très tendue, où des responsables SS nous apprennent que le camp doit être entièrement évacué le lende­main. Nous sommes chargés de concourir à cette évacuation en vue de laquelle nous recevons divers ordres.

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Train de la mort
Un des convois transportant les détenus évacués du camp d’Auschwitz : le 24 janvier 1945, à la gare de Kolin en Tchéquie. Photogramme d’un film amateur tourné clandestinement par un habitant, l’ingénieur Jindrich Kremer.

À notre retour, dans les Blocks, au milieu de la nuit, la décision de départ de tous commence à circuler, la tension et l’effervescence montent peu à peu. Le jour levé, la fièvre et l’agitation sont générales. On court dans tous les sens. Je crois me souvenir qu’il y a eu des pillages ou des tentatives de pillage des Blocks 26 et 27 où sont, sauf erreur, censés être entreposés les biens pris à l’arrivée au camp (Effektenkammer) ou les réserves d’habillement (Bekleindungskammer). Est-ce le chaos ? Les Kapos rassemblent tant bien que mal leurs Kommandos qui doivent être les premiers à quitter le camp. Les femmes qui occupent les Blocks 22 et 23 figurent également parmi les premières évacuations.

Les Blockschreibers ont reçu l’ordre de dé­truire les documents qui sont normalement entre leurs mains : fiches individuelles, carnet des appels quotidiens, états divers. Je ne me souviens pas de l’avoir fait, ni d’avoir décidé de ne pas le faire…

Au milieu de cette énorme agitation, Georges Guinchan et moi nous rencontrons Franz Daniman, Blockschreiber du Block 20, l’un des Blocks du Krankenbau. Il est aussi notre responsable au sein de l’organisation de résistance clandestine (Kampfgruppe Ausch­witz). Il nous dit sa décision de refuser l’évacuation et de rester au Block 20, près des malades incapables de marcher, quoi qu’il arrive. Est-ce parce qu’il nous semble désespéré que nous décidons de ne pas suivre son exemple ? Nous ferons donc partie, Georges et moi, de l’importante colonne (2500 hommes) – la dernière – qui quitte Auschwitz dans la nuit, à une heure du matin. Avant le départ, chacun de nous a reçu une boule de pain…

Nous apprendrons plus tard que deux des nôtres, André Faudry et Eugène Garnier, sont restés au camp, qu’ils ont survécu et qu’ils ont retrouvé la France au mois d’avril.

Encadrés par de nombreux SS, notre longue colonne prend la direction du Sud, sur des routes enneigées, par un froid polaire. Les SS, dont beaucoup sont ivres, ont reçu l’ordre de liquider sans ménagement ceux qui, pendant la marche, tenteraient de fuir, chercheraient à rester en arrière ou seraient incapables de suivre la colonne. En effet, après quelques heures de marche, le jour levé, nous découvrirons ici et là, sur le bord de la route, des cadavres ensanglantés, des femmes en particulier. Tâches terribles des colonnes qui nous avaient précédées.

Bien plus tard, les historiens nous apprendrons que sur les différents itinéraires des seules évacuations d’Auschwitz et de Birkenau, des centaines d’hommes et de femmes ont ainsi été sauvagement abattus.

Au cours de cette dernière nuit dans le secteur d’Auschwitz, j’ai été surpris et déçu de ne pas entendre, fut-ce au loin, gronder le canon. L’Armée Rouge n’était donc pas aussi proche que nous l’avions espéré. Nous saurons en effet – bien plus tard – que l’avance irrésistible des soviétiques avait alors largement dépassé Auschwitz, mais très au Nord, à la hauteur de Breslau dont les environs étaient atteints dès le 23 janvier.

Après une première journée de marche dans la campagne silésienne, dans une nature engourdie dans un froid très vif (spectacle pourtant d’un petit troupeau de biches à peu de distance de notre colonne…), nous avons passé la nuit dans la cour d’une grande ferme. Allongé sur le sol gelé, enveloppé dans une couverture que j’avais heureusement emportée. Je n’avais pas eu la chance, me semble-t-il, d’être de ceux qui avaient dormi dans les greniers à foin. Mais j’ai appris depuis qu’au réveil, les SS avaient abattu une quinzaine d’entre eux qui avaient tenté de s’évader en se dissimulant dans le foin. Ils n’avaient malheureusement pas pensé que certains SS étaient accompagnés d’un chien.

La marche s’est ainsi poursuivie deux jours encore, sur des routes toujours enneigées, par un froid glacial inchangé. Nous sommes ainsi arrivés à Wodzislaw dans le sud de la Silésie où, le lendemain matin, 22 janvier, nous avons embarqué dans des wagons de transport de matières premières, sans toit. Épuisés, entassés à cent par wagon, des morts, rapidement, parmi nous. Nous jetions les cadavres par-dessus bord pour disposer d’un peu plus de place. Sans ravitaillement, sans eau, comment avons nous pu survivre à ces quatre jours de voyage à travers la Tchécoslovaquie et l’Autriche jusqu’à Mauthausen, au bord du Danube ? Nous y débarquons le 26 janvier, hagards, anxieux, mais satisfaits d’une douche. Mauthausen, c’est un autre camp, réputé dur, bien différent d’Auschwitz. C’est une autre déportation qui commence avec de nouveaux dangers. Heureusement, elle ne durera qu’un peu plus de trois mois…

André MONTAGNE (45912)

 

Article paru dans le bulletin de Mémoire Vive n° 23 de janvier 2005

Les 45000 présents à Auschwitz en janvier 1945…

Ils sont encore trente-six, qui participeront aux différentes évacuations, à l’exception de André FAUDRY et Eugène GARNIER qui, restés à Auschwitz, y seront libérés par l’Armée soviétique.

12 sont dirigés vers Gross-Rosen : René BESSE, Raymond BOUDOU, Henri CHAR­LIER, Maurice COURTEAUX, Pierre FELTEN, Georges GALLOT, Adrien HUMBERT, Francis JOLY, Jacques MARTEAUX, Pierre MONJAULT, Daniel NAGLIOUCK, Albert ROSSE.

20 vers Mauthausen : Georges AUTRET, Émile BOUCHACOURT, André BOULANDET, Clément BRIOUDES, Abel BUISSON, Marcel CLAUS, Roger COLLIGNON, Raymond CORNU, Jean CORTICCHIATO, Marcel GUILBER, Georges GUINCHAN, Robert JARRY, André MONTAGNE, Aimé OBOEUF, Clément PELLERIN, Jean POLLO, Jules POLOSECKI, Jean QUADRI, André ROUSSEAU, Raymond SAINT-LARY.

2 vers Buchenwald : Jean GUILBERT, Frédéric GINOLLIN.

On ignore le sort de Marceau TELLIER, qui dis­paraît dans cette période.

Des “31000”, seule Marie-Jeanne BAUER est libérée à Auschwitz. Malade, elle n’avait pas été intégrée aux transferts de l’été 1944 avec ses compagnes.