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Document extrait de De Caen à Auschwitz,
par le collège Paul Verlaine d’Evrecy, le lycée
Malherbe de Caen, éditions Cahiers du Temps,
page 34. Droits réservés.

Isaac, Jean, Doktor naît le 12 juin 1910 à Boguslav en Ukraine, dans la famille de sa mère, étudiante en médecine en France. Ses deux parents, Szmerel Doktor et Szifra Londowski, son épouse, Ukrainiens, étudient en France et vont y travailler, respectivement comme ingénieur et médecin.

Naturalisé Français en 1927, licencié en Droit et diplômé d’Économie politique, Jean Doktor devient contrôleur principal rédacteur des Contributions indirectes à Caen (Calvados – 14), rue Guillaume-le-Conquérant.

En 1934, il se converti au catholicisme afin de pouvoir épouser sa fiancée. Ils ont un fils, Claude, né le 30 avril 1935. Au moment l’arrestation du chef de famille, celle-ci habite au 41, rue Bicoquet à Caen.

Mobilisé en 1939, Jean Doktor est cité à l’ordre du régiment en juin 1940 avec attribution de la Croix de guerre avec étoile de bronze.

Conformément à la loi de Vichy, il déclare son origine juive à la Préfecture de Caen et va devoir pointer chaque jour au commissariat. À la demande de son directeur, il ne s’y rendra qu’une fois par mois, car toute absence éventuelle serait immédiatement signalée par l’administration. Il ne pense pas qu’il est en danger.

Le 28 mars 1941, le régime de Vichy décrète que les Croix de guerre 1940 sont annulées : « Vous devez faire un dossier pour une nouvelle demande. »

En 1941, Jean Doktor adresse des documents au Commissariat Général aux Affaires Juives à Paris car, selon la législation, les Juifs qui avaient rendu de grands services à la Nation pouvaient ne pas être exclus de la Fonction publique. Il lui est répondu que cela n’entre pas dans le cadre de la loi. Il doit donc quitter les Contributions indirectes. Il trouve du travail, jusqu’à son arrestation, dans le service de contentieux d’une entreprise de travaux publics.

Le 27 février 1942, son nom figure sur une liste de 34 Juifs domiciliés dans la région du Calvados et de la Manche transmise par le SS-Hauptsturmführer Müller au SS-Obersturmführer Dannecker, à Paris. La note accompagnant cette liste précise qu’il est prévu d’arrêter 100 hommes juifs âgés entre 18 et 65 ans aux alentours de Caen afin de les interner, sans que la date d’arrestation ni le camp d’internement ne soient mentionnés.

A l’aube du 2 mai 1942, Jean Doktor est arrêté à son domicile par des policiers français, comme Juif : il figure sur une liste d’arrestations exigées par la Feldkommandantur 723 de Caen à la suite du déraillement d’un train de permissionnaires allemands à Moult-Argences (Airan) [1]. Il est conduit à la Maison centrale de la Maladrerie, à Beaulieu, quartier de Caen, où les détenus sont d’abord entassés dans les cellules punitives du “mitard”. Dans la matinée, Jean Doktor monte dans une nouvelle cellule qu’il partage avec Armand Bernheim, Marcel Cimier et Marc Pecker. Le 3 mai en fin d’après-midi, remis aux autorités d’occupation, ils sont conduits dans deux autocars, sous forte surveillance française et allemande, vers le “petit lycée », où sont regroupés les otages venant de différentes villes et villages du Calvados. Ils sont interrogés, notamment sur l’attentat d’Airan, et y passent la nuit.

Le 4 mai, après avoir été informés par un sous-officier allemand qu’ils ne seront pas fusillés mais déportés, certains peuvent rencontrer brièvement leur famille. Jean Doktor voit sa femme et son fils. Plusieurs des anciens collègues de Jean Doktor aux contributions indirectes sont devant la porte du “petit lycée” pour lui témoigner leur amitié. En soirée, il fait partie du groupe de détenus transportés en cars et camions à la gare de marchandises de Caen pour embarquer dans deux wagons à bestiaux.

Le train arrive le lendemain 5 mai au camp allemand de Royallieu à Compiègne (Oise), Frontstalag 122. Là, Jean Doktor peut écrire et recevoir des colis en nombre limité (lettre du 27 juin).

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Certificat de présence au camp daté du 24 juin 1942 ;
la déportation a lieu treize jours plus tard !

Entre le début mai et la fin juin 1942, il est sélectionné avec plus d’un millier d’otages communistes et une cinquantaine d’otages juifs dont la déportation a été décidée en représailles des actions armées de la résistance communiste contre l’armée allemande (suivant un ordre direct d’Hitler).

Le 6 juillet 1942 à l’aube, les détenus sont conduits à pied sous escorte allemande à la gare de Compiègne, sur la commune de Margny, et entassés dans des wagons de marchandise. Le train part une fois les portes verrouillées, à 9 h 30.

TransportAquarelle

Le voyage dure deux jours et demi. N’étant pas ravitaillés en eau, les déportés souffrent principalement de la soif.

Le 8 juillet 1942, Jean Doktor est enregistré à Auschwitz sous le numéro 46316 ; les cinquante otages déportés comme Juifs ont reçu les matricules de 46267 à 46316 (aucune photo de détenu de ce convoi n’a été retrouvée après le n° 46172).

Les SS ont détruit la plupart des archives du KL Auschwitz lors de l’évacuation du camp en janvier 1945. Le portrait d’immatriculation de ce détenu a disparu.

Les SS ont détruit la plupart des archives du KL Auschwitz
lors de l’évacuation du camp en janvier 1945.
Le portrait d’immatriculation de ce détenu a disparu.

Lors de l’immatriculation, rapporte David Badache, Jean Doktor reçoit un coup de matraque et « réagit mal ». Ce mouvement de révolte provoque la colère des SS, et David Badache est également frappé de coups de cravache sur la tête.

Après les premières procédures (tonte, désinfection, attribution d’un uniforme rayé et photographie anthropométrique), les 1170 arrivants sont entassés pour la plupart dans deux pièces nues du Block 13 où ils passent la nuit.

Le lendemain, vers 7 heures, tous sont conduits à pied au camp annexe de Birkenau ; alors choisi pour mettre en œuvre la « solution finale » – le génocide des Juifs européens -, ce site en construction présente un contexte plus meurtrier pour tous les concentrationnaires. À leur arrivée, les “45000” sont répartis dans les Blocks 19 et 20 du secteur B-Ib, le premier créé.

Le 10 juillet, après l’appel général, ils subissent un bref interrogatoire d’identité qui parachève leur enregistrement et au cours duquel ils déclarent une profession (celle qu’ils exerçaient en dernier lieu ou une autre, supposée être plus “protectrice” dans le contexte du camp). Puis ils sont envoyés au travail dans différents Kommandos. L’ensemble des “45000” passent ainsi cinq jours à Birkenau.

Portail de l’entrée principale d’Auschwitz-I , le « camp souche ».  « Arbeit macht frei » : « Le travail rend libre »  Carte postale. Collection mémoire Vive. Photo : Stanislas Mucha.

Portail de l’entrée principale d’Auschwitz-I , le « camp souche ». « Arbeit macht frei » : « Le travail rend libre »
Carte postale. Collection mémoire Vive. Photo : Stanislas Mucha.

Le 13 juillet, après l’appel du soir, Jean Doktor est dans la moitié des déportés du convoi ramenée au camp principal (Auschwitz-I), auprès duquel fonctionnent des ateliers où sont affectés des ouvriers ayant des qualifications utiles au camp. Il est affecté à un atelier de la DAW (Deutsche AusrüstungsWerke, société SS, usine d’armement entre autres), selon Marcel Cimier.

Jean Doktor meurt à Auschwitz le 28 juillet 1942, selon les registres du camp ; abattu par la garde SS« lors d’une tentative de fuite » selon le Kalendarium d’Auschwitz ; en se jetant par une fenêtre de la DAW pour en finir avec brutalités dont il était victime, selon Marcel Cimier [2]. Le registre des décès indique comme cause : « faiblesse cardiaque et circulatoire » !

Le 4 novembre 1942, Madame Doktor dépose (avec Madame Scharf) une demande d’envoi de colis, que la Direction régionale des questions juives de Rouen transmet aux autorités allemande. Celles-ci répondent ignorer où se trouve son mari et lui demandent de s’adresser « à M. le directeur du camp de Compiègne. » La démarche est dans une impasse : en juillet, Madame Doktor avait reçu de Compiègne la carte imprimée en allemand indiquant : « Par décision de nos services, le détenu susnommé a été transféré dans un camp pour y travailler. Sa destination étant inconnue, il vous faudra attendre pour avoir de ses nouvelles. »

Jean Doktor est homologué comme “Déporté politique”.

La mention « mort pour la France » est portée sur le livret de famille et correspond à la transcription 372 du 7 février 1948 en Mairie de Caen.

La mention “mort en déportation” a été officialisée par l’arrêté du 27 mai 1988, J.O. du 31 juillet 1988, pages 9861-9862, et portée sur l’acte de décès après décision du secrétariat d’État aux Anciens combattants et victimes de guerre.

Jean Doktor est titulaire de la Croix de guerre 1939-45.

Le 26 août 1987, à Caen, suite aux démarches de David Badache, rescapé caennais du convoi (matr. 46267), est inaugurée une stèle apposée par la municipalité sur la façade de l’ex-Petit Lycée, côté esplanade Jean-Marie Louvel, en hommage aux otages déportés le 6 juillet 1942.

Le Mémorial de la Shoah. À gauche, dans son état en 2011, le panneau du Mur des noms pour les déportés de l’année 1942 avec les « noms modifiés et identifiés depuis l’achèvement du mur » (janvier 2005). De nombreux otages juifs du convoi du 6 juillet 1942 y ont été ajoutés ensuite… Photo Mémoire Vive.

Le Mémorial de la Shoah. À gauche, dans son état en 2011, le panneau du Mur des noms pour les déportés
de l’année 1942 avec les « noms modifiés et identifiés depuis l’achèvement du mur » (janvier 2005).
De nombreux otages juifs du convoi du 6 juillet 1942 y ont été ajoutés ensuite… Photo Mémoire Vive.

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Inscrit sur le Mur des noms…

Le nom dee Jean Doktor est inscrit sur la plaque commémorative dévoilée le 19 décembre 2008 sur le pignon de l’ex-Petit Lycée de Caen, côté avenue Albert Sorel, afin de rendre hommage à tous les otages calvadosiens déportés suite à la répression de mai 1942.

© Photo Mémoire Vive.

© Photo Mémoire Vive.

Après que le Conseil municipal de Caen en ait voté le principe, une voie piétonne au nom d’Isaac Jean Doktor est inaugurée le 2 mai 2015 – jour anniversaire – par Joël Bruneau, maire de Caen, et Claude Doktor, en présence de la famille de celui-ci, d’Yves Lecouturier, historien, et de membres de Mémoire Vive, dont Roger Hommet, frère de René Hommet.

De gauche à droite : Claudine Ducastel, Yves Lecouturier, Claude Doktor et Roger Hommet. © Photo Mémoire Vive.

De gauche à droite : Claudine Ducastel, Yves Lecouturier, Claude Doktor et Roger Hommet.
© Photo Mémoire Vive.

Notes :

[1] Le double déraillement d’Airan et les otages du Calvados : Dans la nuit du 15 au 16 avril 1942, le train quotidien Maastricht-Cherbourg transportant des permissionnaires de la Wehrmacht déraille à 17 kilomètres de Caen, à l’est de la gare de Moult-Argence, à la hauteur du village d’Airan, suite au déboulonnement d’un rail par un groupe de résistance. On compte 28 morts et 19 blessés allemands.

La locomotive du premier train ayant déraillé le 16 avril 1942. Collection R. Commault/Mémorial de Caen. In De Caen à Auschwitz, éditions Cahiers du Temps, juin 2001, page 11.

La locomotive du premier train ayant déraillé le 16 avril 1942.
Collection R. Commault/Mémorial de Caen.
In De Caen à Auschwitz, éditions Cahiers du Temps, juin 2001, page 11.

L’armée d’occupation met en œuvre des mesures de représailles importantes, prévoyant des exécutions massives d’otages et des déportations. Le préfet du Calvados obtient un sursis en attendant les conclusions de l’enquête de police. Mais, faute de résultats, 24 otages choisis comme Juifs et/ou communistes sont fusillés le 30 avril, dont deux à Caen.

Dans la nuit du 30 avril au 1er mai, un deuxième déraillement a lieu, au même endroit et par le même procédé. Un rapport allemand signale 10 morts et 22 blessés parmi les soldats. Ces deux déraillements sont au nombre des actions les plus meurtrières commises en France contre l’armée d’occupation.

Au soir de l’attentat – à partir de listes de communistes et de juifs (130 noms sur le département) transmises au préfet par le Feldkommandant – commence une vague d’arrestations, opérées par la police et la gendarmerie françaises avec quelques Feldgendarmes. Dans la nuit du 1er au 2 mai et le jour suivant, 84 hommes au moins sont arrêtés dans le Calvados et conduits en différents lieux de détention. Pour le commandement militaire allemand, ceux qui sont maintenu en détention ont le statut d’otage. Tous les hommes désignés n’ayant pu être arrêtés, une autre vague d’arrestations, moins importante, a lieu les 7 et 8 mai. Le préfet ayant cette fois-ci refusé son concours, ces arrestations d’otages sont essentiellement opérées par la Wehrmacht.

Au total plus de la moitié des détenus sont, ou ont été, adhérents du Parti communiste. Un quart est désigné comme Juif (la qualité de résistant de certains n’est pas connue ou privilégiée par les autorités). Des auteurs d’actes patriotiques, proches du gaullisme, sont également touchés par la deuxième série d’arrestations.

Tous passent par le “petit lycée”, contigu à l’ancien lycée Malherbe de Caen, alors siège de la Feldkommandantur 723 (devenu depuis Hôtel de Ville), où ils sont rapidement interrogés.

Caen. Le Petit Lycée. Carte postale éditée dans les années 1900. Collection Mémoire Vive.

Caen. Le Petit Lycée. Carte postale éditée dans les années 1900.
Collection Mémoire Vive.

Le 4 mai, 48 détenus arrêtés dans la première rafle sont transférés en train au camp de police allemande de Compiègne-Royallieu ; puis d’autres, moins nombreux, jusqu’au 9 mai (19 ce jour-là).

Les 8 et 9 mai, 28 otages communistes sont fusillés au fort du Mont-Valérien, sur la commune de Suresnes (Seine / Hauts-de-Seine), pour la plupart (trois à Caen). Le 14 mai, onze otages communistes sont encore fusillés à Caen.

La plus grande partie des otages du Calvados transférés à Compiègne sera déportée à Auschwitz le 6 juillet 1942 : 57 politiques et 23 Juifs (près de la moitié des otages juifs du convoi).

[2] La surmortalité des détenus juifs ayant intégré le complexe d’Auschwitz-Birkenau : Quarante jours après l’arrivée des “45000” – soit le 18 août 1942 au matin – sur les cinquante déportés juifs enregistrés comme tels dans le camp, 34 ont perdu la vie, soit 68 % de leur groupe. À la même date, les 142 déportés décédés appartenant aux autres catégories d’otages du convoi représentent 13 % de leur effectif. Cette disproportion statistique rend compte de la persécution antisémite interne au camp, notamment sous forme de violences ciblées perpétrées par des cadres détenus polonais ou allemands (kapos, sur les chantiers, chefs de Block).

Sources :

- Son nom (avec le prénom « Jean ») et son matricule figurent sur la Liste officielle n°3 des décédés des camps de concentration d’après les archives de Pologne, éditée le 26 septembre 1946 par le ministère des anciens combattants et victimes de guerre, page 60.
- De Caen à Auschwitz, par le collège Paul Verlaine d’Evrecy, le lycée Malherbe de Caen et l’association Mémoire Vive, éditions Cahiers du Temps, Cabourg (14390), juin 2001, pages 34, 44, 45, 54, 55, 89, 98.
- Claudine Cardon-Hamet, Triangles rouges à Auschwitz, Le convoi politique du 6 juillet 1942, éditions Autrement, collection mémoires, Paris 2005, pages 145 et 146, 361 et 402.
- Jean Quellien, Résistance et sabotages en Normandie, Le Maastricht-Chebourg déraille à Airan, éditions Charles Corlet, Condé-sur-Noireau, réédition 2004, page 137.
- Yves Lecouturier, Shoah en Normandie, 1940-1944, éditions Cheminements, Le-Coudray-Macouard (Maine-et-Loire), mai 2004, pages 115-118, p. 148, liste p. 247.
- JMémorial de la Shoah, Paris, site internet, résultat obtenu avec le moteur de recherche : document Gestapo LXV-9a.
- Death Books from Auschwitz, Remnants, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, K.G.Saur, 1995 ; relevé des registres (incomplets) d’actes de décès du camp d’Auschwitz dans lesquels a été inscrite, du 27 juillet 1941 au 31 décembre 1943, la mort de 68 864 détenus pour la plupart immatriculés dans le camp (sans indication du numéro attribué), tome 2, page 230 (17125/1942).

MÉMOIRE VIVE

(dernière mise à jour, le 9-09-2020)

Cette notice biographique doit être considérée comme un document provisoire fondé sur les archives et témoignages connus à ce jour. Vous êtes invité à corriger les erreurs qui auraient pu s’y glisser et/ou à la compléter avec les informations dont vous disposez (en indiquant vos sources).

En hommage à Roger Arnould (1914-1994), Résistant, rescapé de Buchenwald, documentaliste de la FNDIRP qui a initié les recherches sur le convoi du 6 juillet 1942.