Les SS ont détruit la plupart des archives du KL Auschwitz avant l’évacuation du camp en janvier 1945. Réalisé le 3 février 1943, le portrait d’immatriculation de cette détenue a disparu.

Les SS ont détruit la plupart des archives du KL Auschwitz avant
l’évacuation du camp en janvier 1945. Réalisé le 3 février 1943,
le portrait d’immatriculation de cette détenue a disparu.

PRÉAMBULE : En 1965, dans son livre éponyme Le  convoi du 24 janvier (ayant souvent servi de base à ce qui s’est écrit ensuite sur les “31000” d’Auschwitz-Birkenau), Charlotte Delbo relate les motifs supposés de son arrestation ainsi : « Son mari, qui était ouvrier aux fours à chaux d’Amboise, sur la route de Tours, elle et ses deux frères – les frères Thomas – faisaient passer des lettres en zone non occupée. Ils appartenaient à un réseau. Lequel ? Il ne reste personne. Tous sont morts et comme on ne connaissait pas les noms de ceux avec qui on travaillait, il est maintenant impossible de savoir. Marcelle Laurillou, Germaine Jaunay, Rachel Deniau faisaient partie de la même organisation. Tous ont été dénoncés et arrêtés pendant l’été 1942. » Comme l’auteure le précise elle-même, elle a rédigé cette courte biographie à partir de renseignements collectés par Héléna Fournier, seule survivante des vingt Tourangelles déportées dans ce convoi. Mais comment celle-ci a-t-elle obtenu ces informations ? Qui a-t-elle contacté ? Car les recherches menées en archives par Thérèse Gallo-Villa et publiées en mai 2019 sur le site TharvA invalident nombre des faits rapportés.


Marie-Louise, Marthe, Marcelle, Angèle, Thomas naît le 24 mars 1891 à Amboise (Indre-et-Loire – 37), fille de Louis Étienne Félix Thomas, 52 ans, ingénieur civil, et de Delphine Briau, 32 ans, son épouse, de treize ans plus jeune, domiciliés rue de Bléré (devenue avenue Émile Gounin ?), peut-être l’ancien domicile du père de son épouse, Alexandre Briau.

La famille Thomas

À Amboise, le nom de la famille Thomas se rattache à la production de chaux, avec un four industriel situé rue de Tours. La société a été créée par Charles Thomas, chaufournier-cimentier en 1885 à Amboise. Précédemment, il avait eu une entreprise de Travaux publics à Paris. En 1888, l’entreprise appartient à Félix Thomas. Lui et son épouse ont plusieurs enfants, tous nés à Amboise : René, né le 23 avril 1875 ; Marcel, né le 27 avril 1878 ; Henri, né le 23 septembre 1879 ; Hippolyte, né le 1er février 1883 ; Jean, né le 26 février 1885 ; Louis, né le 9 octobre 1887 ; et enfin Marie-Louise…

En 1896, le père de famille emploie et loge quatre domestiques rue de Bléré.

Le 23 juillet 1898, l’aîné, René Thomas, installé comme fabricant de chaussures, décède rue de Bléré, âgé de 23 ans ; trois ans plus tôt, il avait été exempté de service militaire pour affection organique du cœur.

En 1911, Hippolyte Thomas, marié (à Gabrielle née en 1887 à Amboise ou à Saint-Denis-des-Monts, Eure), est installé comme propriétaire d’une exploitation agricole au lieu dit Le May sur la commune d’Athée-sur-Cher, employant deux domestiques « gagistes ».

En 1914, Félix Thomas transmet l’entreprise de chaufournerie à ses fils Marcel et Henri, qui ont une formation d’ingénieurs.

Les frères Thomas sont mobilisés au cours de la Première Guerre mondiale, sauf Louis, le benjamin, exempté de service militaire par le conseil de révision en 1907. Marcel est appelé à l’activité le 25 janvier 1915 à la 9e section d’infirmiers, mais il est réformé n° 2 par la commission spéciale de Paris le 1er octobre suivant pour bronchite et sommets des poumons suspects. Henri est rappelé à l’activité le 10 août 1914. Le 1er mai 1916, il passe à la deuxième compagnie d’infirmiers. Le 19 septembre 1916, la commission de Tours le réforme temporairement en le proposant pour une gratification de 6e catégorie pour pleurésie chronique à gauche imputable aux opérations militaires. Le 10 mars 1917, il est admis à la gratification par décision ministérielle et, le 23 mars, il est rayé des contrôles. Hippolyte est rappelé à l’activité au 66e régiment d’artillerie le 30 novembre 1914, mais il est réformé n° 2 par la commission spéciale de Tours dès le 20 février 1915 pour anémie et amaigrissement. Seul, Jean est mobilisé, dans l’artillerie, pour toute la durée de la guerre (du 3 août 1914 au 24 mars 1919).

À une date restant à préciser, Jean Thomas épouse Étiennette Bricheteau de la Morandière, née en 1886 à Ingrandes (Maine-et-Loire ou Indre ?), dans une famille d’origine poitevine installée à Tours.

Marie et René

Le 22 février 1919, à la mairie d’Amboise, Marie-Louise Thomas se marie avec René Gabb, né dans cette ville le 26 janvier 1889. Le grand-père de son époux, Charles Gabb, était un londonien venu s’installer à Amboise avec sa femme, Marie Kings, où ils vécurent en « rentiers ». À sa naissance, René a été déclaré né d’Amandine Gaudet, 23 ans, lingère, et de père inconnu. Trois ans plus tard, le 29 avril 1892, il a été reconnu et légitimé par le mariage de sa mère avec Georges  Gabb, 47 ans (de 23 ans plus âgé), rentier, domicilié à Amboise, quartier de Saint-Denis-hors.

Entre les recensements de population de 1896 et 1901, la famille Gabb s’est installée rue de Bléré, voisinant ainsi avec la famille Thomas, ce qui a pu favoriser les rencontres. Cependant, en 1909, René Gabb, âgé de 20 ans, est domicilié à Paris, 2 cour des Petites-Écuries, travaillant comme employé de commerce.

Le 3 août 1914, il est rappelé à l’activité militaire au sein de la 9e section de secrétaires d’état-major et affecté à un régiment d’infanterie mal identifié, mais très probablement le 16e R.I. Le 1er septembre 1917, il est cité à l’ordre de l’infanterie divisionnaire : « Dans la période du 2 au 30 août, et surtout pendant l’attaque du bois d’A… les 20, 21 et 22 août 1917, a assuré de jour et de nuit son service d’agent de liaison, de corvée de ravitaillement, de planton, dans un poste dangereux, avec le plus grand dévouement et la plus grande bravoure, sous de violents bombardements et au milieu de nappes de gaz toxique » (lors de l’offensive traversant le bois d’Avocourt, à l’ouest de l’offensive française, lors de la seconde Bataille de Verdun) ; il reçoit la Croix de guerre avec étoile de bronze. Le 17 octobre suivant, il passe au 87e R.I. Le 1er janvier 1919, il passe à la 20e section de secrétaires d’état-major et du recrutement (gouvernement militaire de Paris sous l’autorité directe du ministère de la Guerre). Démobilisé le 2 août 1919, il se retire à Amboise.

Après son mariage, il semble que Marie-Louise (selon le prénom composé inscrit sur son acte de naissance) ait seulement utilisé le prénom « Marie » ; c’est ainsi que Ch. Delbo la désigne.

Au recensement de 1921, le père de Marie, Félix Thomas, ayant disparu, celle-ci et René semblent avoir emménagé auprès de sa mère, Delphine Thomas, dans une chambre du vaste appartement familial. René Gabb est alors agent d’assurance pour la compagnie Phénix. Le frère de Marie, Jean est le seul fils Thomas resté rue de Bléré. En 1926, après avoir été commis de perception, il est devenu lui aussi agent d’assurance. En 1931, René Gabb est déclaré avec la profession « néant » (?). En 1936, il est déclaré comme chauffeur pour « M. Thomas » (?).

En 1921, Louis Thomas a remplacé Hippolyte comme propriétaire cultivateur au village du May sur la commune d’Athée-sur-Cher. Cette même année, Hippolyte est allé s’installer comme cultivateur à la ferme de La Lotière, toujours à Athée.

Sur la ligne de démarcation

À l’été 1940, quand l’armée d’Occupation s’installe en France, une partie du cours du Cher, depuis Villeneuve-sur-Cher en amont jusqu’à Bléré en aval, délimite la ligne de démarcation entre zone occupée et zone “libre”. Les personnes qui résident à dix kilomètres de part et d’autre de la ligne peuvent demander des Ausweis für den kleinen Grenzverkehr (laissez-passer pour la petite circulation frontalière) qui leur permettent de se déplacer pour un temps déterminé sur le territoire de leur département coupé en deux. La délivrance de ces laissez-passer est du ressort des Feldkommandanturen et des Kreiskommandanturen locales.

Pour les prisonniers évadés, les volontaires pour rejoindre Londres via l’Espagne ou le Portugal, les Juifs, les personnes voulant retrouver de la famille en zone libre, puis les réfractaires au STO, etc., le passage de la rivière doit s’opérer clandestinement. Groupes et individus recherchent des filières d’évasion : certaines de celles-ci partent des frontières nord, d’autres commencent à Paris, les dernières sont à trouver à proximité de la Ligne.

Les secteurs de Bléré et de Montrichard sont propices à son franchissement : proximité de Paris, présence de transports, étroitesse du Cher avec de nombreux îlots, gués et écluses. On passe la rivière en barque, à gué, sur le manteau d’une écluse, ou par les points de contrôle sur les ponts, caché dans un véhicule, déguisé en paysan ou ouvrier, etc.

Une grande partie des passeurs sont des occasionnels, faisant passer la Ligne seul ou – au mieux – à deux ou trois. D’autres deviennent de vrais passeurs professionnels : leur nom et leurs coordonnées se transmettent de bouche à oreille “sous le manteau”, parfois fort loin. Une très petite minorité est vénale et se fait rétribuer, parfois grassement lorsqu’il s’agit de Juifs, tous réputés comme riches ! Chaque passeur possède sa méthode et ses circuits, et peut se faire aider par ses parents, ses amis, ses collègues.

Les informations contenues dans plusieurs témoignages ultérieurs du dossier d’instruction permettent d’établir que René Gabb et sa femme pratiquent alors le passage de la Ligne de manière régulière et de manière connue à la ronde ; leur belle-sœur, Étiennette Thomas, qualifiera leur activité de « métier ». À travers son témoignage, on peut penser que le couple se faisait payer pour son concours : de temps en temps ? toujours ? suivant le profil du candidat au passage ? Questions sans réponses…

De son côté, Jean Thomas, voisin des Gabb, dont l’activité d’agent d’assurances justifie de nombreux déplacements et visites de clients – appréciable couverture le mettant en relation avec des propriétaires de belles demeures -, est actif au sein du sous-réseau Jean de la Lune, rattaché au réseau Darius [1] et bien implanté dans le secteur Amboise, Nazelles, Chargé, ainsi qu’à Loches et à Tours. Ces réseaux de la première résistance, notamment parisiens, se créent des contacts près des zones de passage de la ligne de démarcation pour l’accueil, le séjour plus ou moins long, puis le passage des candidats vers la zone libre.

L’hypothèse d’une coopération entre le couple Gabb et les frères Jean et Henri Thomas – le premier étant leur voisin – pour l’organisation d’une chaîne de passage de la Ligne, peut être envisagée.

La Gestapo de Tours surveille le passage

Un des objectifs du SD, service de renseignements et du maintien de l’ordre de la SS, dit Gestapo, est de contrer cette migration interdite. À Tours, la Gestapo, installée au 17, rue Georges Sand, est dirigée par Georg Brückle [1], assisté de Rudi Francke. Parmi les agents allemands, on peut relever le nom de Roblisca (« Carl »), d’origine tchèque et commandant la prison allemande alors installée dans l’école Jules Michelet de la ville.

Les militaires allemands s’appuient sur un réseau d’agents collaborateurs français, qui observent, traquent, dénoncent, font arrêter, dont Pierre Wennert, particulièrement actif dans les affaires concernant communistes et juifs.

Témoignant pour le dossier d’instruction de la Cour de Justice d’Angers, Étiennette Thomas, femme de Jean, relatera : « Fin juillet, commencement d’août 1942, une jeune femme blonde, se disant parisienne et se faisant appeler Héléna, estivante à Amboise, louait chez ma belle-mère, Mme Veuve Thomas, 26 rue de Bléré, une chambre pour une quinzaine de jours, désireuse disait-elle, au cours de ses vacances de visiter les châteaux de Touraine.

Ma belle-sœur Mme Renée Gabb et son mari, vivant chez ma belle-mère, [Angèle Briau, veuve Thomas] avaient immédiatement accordé leur confiance à cette femme, qui se faisait aimable et affectueuse, allant jusqu’à embrasser ma belle-sœur… Partant chaque jour par le car du matin ou de 13 heures (vers Tours) ou circulant en ville à Amboise… elle rentrait le soir se déclarant toujours satisfaite de ses randonnées… Et après de longs entretiens avec ma belle-sœur qui s’était prise d’amitié pour elle, elle connut ainsi le futur passage de Juifs… Gabb faisait un métier du passage de la Ligne de Démarcation

Vers le 15 août, cette femme, sans doute assez documentée, annonça son départ pour Tours d’où disait-elle, il lui serait plus facile de visiter Langeais, Saumur, etc. Ce jour-là, Héléna, partant, fut rappelée par Mme Gabb… qui confidentiellement lui dit “Ce n’est pas sans risque que l’on vous fera passer ; alors je vous demanderai de nous donner 5000 francs : 2000 pour mon mari et 3000 pour moi”. Helena ouvrit alors un portefeuille bourré de billets de mille francs et donnait immédiatement la somme demandée…

Une huitaine de jours plus tard, la femme blonde réapparut, désireuse que M. Gabb l’aide à passer en zone libre, voulant, disait-elle, y rencontrer des amis et visiter Valençay. M. Gabb étant absent, ma belle-sœur ne put lui donner satisfaction.

Elle revint quelques jours après (fin août) sans plus de résultat. Le 4 septembre, elle revint à nouveau, contrariée du retard apporté à ses projets, car disait-elle, ses vacances se terminant, elle devait regagner Paris. Elle fixa alors elle-même au 10 septembre 1942 la date de son passage de la Ligne de Démarcation ».

Étiennette Thomas, ayant dû croiser cette locataire, affirma ultérieurement que celle-ci n’était pas Hélène FE – autre agent du SD qui s’infiltrera dans le groupe qui sera arrêté -, ni aucune des femmes dont le juge du procès d’après-guerre lui présenta la photo : cette « femme blonde » restera inconnue.

« Le 5 septembre 1942, aussitôt après la visite d’Héléna, un prisonnier soi-disant évadé d’Allemagne vint louer la chambre qu’avait occupée, au 26 de la rue de Bléré, la femme blonde. Il était également désireux de passer la Ligne de Démarcation. Il prétendait avoir traversé l’Allemagne à pied et être envoyé par une personne qui, voyageant avec lui dans le train venant de Paris, lui aurait recommandé d’aller trouver Gabb, 26 rue de Bléré.

Ce personnage avait toute l’allure de l’Allemand, observant tout dans la maison, surveillant les allées et venues de chacun, écoutant dans les couloirs et aux portes des chambres. Il allait prendre ses repas en ville, alors que s’il s’était trouvé dans la position qu’il avait indiquée, il aurait dû se cacher en raison de la présence de la police allemande ».

Marcelle Laurillou

En 1942, Michel Laurillou, frère de Marcelle Laurillou, prisonnier de guerre évadé, est réfugié à Perrusson, à 3 km au sud de Loches (Indre-et-Loire), dans le village de leur enfance, alors en zone “libre”. Leur mère, Fernande Mardelle, y possédant toujours une propriété, avait demandé et obtenu des Allemands un Ausweis pour s’y rendre… Marcelle Laurillou avait également obtenu une autorisation, mais celle-ci ne lui avait pas été renouvelée.

Afin de franchir la Ligne au motif de rendre visite à son frère, elle a d’abord recours aux services de René Gabb.

Mais, à partir de l’été 1942, la surveillance de la ligne de démarcation par l’Occupant se fait de plus en plus étroite, celui-ci intensifiant sa chasse aux fugitifs qui s’en approchent, ainsi qu’aux passeurs. Ayant conscience de ce risque croissant, René Gabb restreint ses passages.

Début septembre 1942, Marcelle Laurillou a trouvé un autre passeur, le jeune boucher Robert Firmin, de Faverolles-sur-Cher, en zone libre, qui lui fait traverser la rivière en barque à la hauteur de Bourré, un peu en amont de Montrichard. Une filière désintéressée…

Revenue à Amboise, Marcelle Laurillou rencontre René Gabb qui lui demande par où elle a pu franchir la ligne.

Il lui déclare que lui-même héberge un prisonnier de guerre français évadé et qu’il a été contacté récemment par un couple de Hollandais vivement désireux se rendre en zone libre. Marcelle lui annonce alors qu’elle a prévu d’y retourner quelques jours plus tard, le 10 septembre . Elle accepte de les prendre en charge lors de son propre passage de la Ligne, ainsi qu’une mère et son fils, seuls vrais fugitifs.

Jacques Lévy, leur mari et père, témoignera après-guerre du peu qu’il a appris et de ce qu’il suppose… : « Au début de septembre 1942, ma femme, née Joel Violette, qui séjournait à Pocé-sur-Cisse, fut alertée par la gendarmerie et est allée, avec notre fils, se cacher à Amboise sous un faux nom. À ce moment-là, je me trouvais en captivité ayant été fait prisonnier le 14 juin 1940… Je crois que ma femme est restée une quinzaine de jours à Amboise et comme elle était israélite et se dissimulait sous un faux nom, elle chercha à passer la Ligne de Démarcation. C’est ainsi qu’elle entra en relation avec le passeur qui doit être M. Gabb qui avait rassemblé 7 personnes… À Amboise, je ne crois pas que ma femme connaissait d’autres personnes que M. Gabb qui aurait fait le passeur. »

Les arrestations

Le 10 septembre à 13 heures, à Amboise, Marcelle Laurillou prend le car pour Tours…

Une fois arrivés au terminus, Marcelle Laurillou conduit le petit groupe chez son contact, Louis Serin, 39 ans, boucher-éleveur, habitant une grande maison avec dépendances au bord du Cher. Celui-ci les fait monter dans sa voiture à cheval pour les conduire jusqu’à Bourré. À proximité de la maison de garde-barrière, les passagers descendent de la carriole, franchissent le passage à niveau pour rejoindre sans tarder le chemin de halage au bord de la rivière. N’ayant rien remarqué de suspect depuis la rive opposée, Robert Firmin pousse son bateau. Dès qu’il met un pied sur la rive droite, d’autres agents de la Gestapo, dissimulés jusque-là, accourent par le chemin de halage. Les policiers allemands arrêtent également le cheminot cantonnier Louis Sirot, simple témoin logé sur place, complètement étranger à l’affaire, et Louis Serin, qui s’apprêtait à rentrer à Montrichard. Puis, ils conduisent leurs détenus en automobile au poste de douane allemande de Montrichard. 

Au cours de la nuit, tous les prisonniers sont détenus en mairie, excepté Robert Firmin, qui est rapidement embarqué dans l’auto grise de la Gestapo avec Georg Brückle, Pierre Wennert, “Carl” et Hélène E. Arrivés rue de Bléré, à Amboise, deux agents allemands en descendent, allumant leurs torches électriques dans la nuit.

Poursuivant son témoignage, Étiennette Thomas se souviendra : « Vers 23 h 30, une voiture grise stoppe rue de Bléré… deux hommes en civil en descendent. Ils sonnent au numéro 26, rejettent de côté la personne qui leur ouvre et prestement montent les escaliers. Arrivés au premier étage, ils ouvrent la porte de la chambre des Gabb et crient “Gabb levez-vous. Mari et femme Gabb, nous vous arrêtons…”. Ma belle-sœur, grimpant derrière eux, ouvre la porte de sa mère, âgée de 92 ans, et leur dit : “Voyez je ne peux partir, maman a le col du fémur cassé, c’est moi qui la soigne”. Ils répondent : “Allez chercher les voisins”. Ma belle-mère, voyant sa fille affolée, lui cria : “Marie-Louise va chercher Étiennette” ».

René Gabb, homme de forte stature, est amené à l’automobile.

Habitant la maison d’en face, Étiennette Thomas témoignera encore : « Je vis alors arriver chez moi ma belle-sœur [Marie Gabb] qui, au moyen d’un couteau, s’était fait une profonde coupure au poignet. Au même moment, arrivait mon mari qui – partit en tournée de recouvrement depuis 8 heures – rentrait de Montreuil à bicyclette. Nous aperçûmes deux agents de la Gestapo dont un se détacha et se précipita dans la pièce. À ce moment, j’entendis mon mari lui dire : “Monsieur, qui êtes-vous ?”. Wennert, car c’était lui, hurlant de rage et se précipitant sur mon mari en disant : “Qui nous sommes ? Police spéciale allemande, nous n’avons pas l’habitude qu’on nous pose des questions, c’est nous qui les posons”. Et joignant le geste à la parole, il asséna un coup de poing en pleine figure à mon mari… Il reçut en se relevant un second coup de poing en pleine tête… Ma belle-sœur s’affaiblissant de plus en plus, Wennert m’autorisa à téléphoner au docteur qui prescrivit son transport immédiat à l’hôpital. Le docteur et mon mari la conduisirent donc à l’hôpital, suivis par les agents de la Gestapo, pendant que Wennert téléphonait à la gendarmerie pour qu’elle surveille ma belle-sœur pendant les huit jours qu’elle devait être hospitalisée. »

De chez elle – sans la voir – Étiennette Thomas peut entendre Hélène E., restée dans l’auto de la Gestapo garée dans la rue, crier aux agents allemands : « Surtout, n’oubliez pas le barbu », désignant ainsi Jean Thomas, son mari.

Dans son dossier de déporté-résistant, il sera mentionné que celui-ci « était spécialisé dans l’évasion de prisonniers du camp allemand d’Amboise ».

Étiennette Thomas poursuit son témoignage : « En revenant de l’hôpital, mon mari se rendit compte qu’il était suivi. Arrivé rue de Bléré, alors qu’il disait « Au revoir, Messieurs » s’adressant à ses suiveurs, qui étaient toujours Wennert et Bruckle, ceux-ci lui intimèrent l’ordre de les suivre et, malgré ses protestations, il fut jeté dans la voiture. »

Les agents du SD déposent ensuite les deux hommes à la gendarmerie d’Amboise, à la garde des gendarmes français, “Carl” les conduisant lui-même jusque dans la chambre de sûreté de la brigade, où il procède à un premier interrogatoire (« Pour cette raison, aucun PV ne fut dressé et le passage de ces deux personnes à la chambre de sûreté ne fut pas mentionné au registre d’écrou »). Robert Firmin, le boucher-batelier passeur, témoignera : « Pendant ma détention à Tours, j’ai pendant un mois eu comme compagnon de cellule, M. Thomas, “le barbu”, à l’arrestation duquel j’avais assisté à Amboise et qui avait été confié à la garde des gendarmes français par les S.D. Il m’a dit que les gendarmes français l’avaient enfermé dans une cellule d’une saleté répugnante sans lui donner de couverture ni de nourriture. »

Les agents allemands repartent en voiture avec Robert Firmin. À la sortie de la ville, ils vont encore appréhender un vieil homme malade, qui n’est que le père de l’homme réellement recherché. Arrivés à Tours, ils déposent d’abord Hélène H. chez elle.

Le lendemain, “Carl” revient chercher René Gabb et Jean Thomas avec une camionnette dans laquelle sont déjà les prisonniers récupérés à Montrichard, afin d’emmener tout le monde à Tours.

Le 11 septembre, les personnes arrêtées sont donc toutes incarcérées dans l’école Jules Michelet de la ville, alors transformée en prison allemande (et devenue collège depuis).

Étiennette Thomas déclarera : « Peu après, mon beau-frère Henri Thomas fut également arrêté  ». À la Libération, l’épouse de celui-ci, demeurant à Paris, ne témoignera pas dans le dossier d’instruction de la Cour de Justice d’Angers. Pour l’homologation de son mari au titre de la Résistance Intérieure Française (RIF), Robert Firmin, le boucher-batelier passeur, témoignera : « … j’atteste avoir appris par M. Jean Thomas […] lorsque nous partagions la même cellule n° 44 à la centrale de Tours, que M. Henri Thomas, son frère, cachait dans les carrières, dans l’usine des fours à chaux d’Amboise, des civils, des juifs, des réfractaires au STO et les aidait à gagner la zone libre. C’est pour cette raison que la Gestapo l’avait arrêté ». Le 4 décembre 1952, la commission refusera pourtant l’homologation de celui-ci dans la RIF en estimant que « les pièces contenues dans son dossier n’apportent pas la preuve de son activité résistante ».

De son côté, Marie Gabb est hospitalisée durant trois semaines sous la surveillance de la gendarmerie française.

Puis, pendant un temps, elle est détenue à la Maison d’arrêt de Tours, rue Henri-Martin.

Transferts dans les camps allemands en France

Le 5 novembre, les hommes sont transférés au camp allemand de Royallieu à Compiègne (Oise).

À l’aube du 6 novembre 1942, Marie Gabb est parmi les dix-sept prisonnières extraites de leurs cellules pour monter dans deux cars stationnant devant la prison. Dans l’un d’eux se trouve déjà Marcelle Laurillou, restée détenue depuis deux mois à l’école prison Michelet.

Les véhicules s’arrêtent rue de Nantes et les dix-huit détenues sont menées dans la gare de Tours par une porte annexe, échappant ainsi aux regards de la population. Sur le quai, des soldats allemands montent la garde devant le wagon à compartiments où elles doivent prendre place.

Tours, la gare de la ligne Paris-Orléans (P.O.) dans les années 1920. La porte de service par laquelle les Tourangelles ont été conduites vers un train se trouve au fond de la rue de Nantes, à droite. Carte postale colorisée, collection Mémoire Vive.

Tours, la gare de la ligne Paris-Orléans (P.O.) dans les années 1920.
La porte de service par laquelle les Tourangelles ont été conduites vers un train se trouve au fond de la rue de Nantes, à droite.
Carte postale colorisée, collection Mémoire Vive.

À midi, leur train s’arrête à la gare d’Austerlitz, à Paris. On les fait entrer dans une petite salle d’attente équipée de bancs, où des bénévoles de la Croix-Rouge distribuent à chacune un bol de bouillon “Kub” et une tranche de pain noir. Un agent de police française est là pour les accompagner aux toilettes.

Après une attente de plusieurs heures, les prisonnières – toujours encadrées par des soldats – doivent monter dans deux autobus de la STCRP (future RATP).

Dans la soirée, elles arrivent dans la brume au camp allemand du Fort de Romainville, situé sur la commune des Lilas (Seine / Seine-Saint-Denis), premier élément d’infrastructure du Frontstalag 122.

L’unique entrée du Fort de Romainville (Haftlager 122), surplombée par un mirador. © Musée de la résistance nationale (MRN), Champigny-sur-Marne (94).

L’unique entrée du Fort de Romainville (Haftlager 122),
surplombée par un mirador.
© Musée de la résistance nationale (MRN),
Champigny-sur-Marne (94).

À la Kommandantur du camp, derrière le portail d’entrée, Marie Gabb est enregistrée sous le matricule 1169. Puis les Tourangelles sont conduites en contrebas du fort. Les gardiens leur annoncent qu’il est trop tard pour les installer dans le bâtiment de caserne : elles seront enfermées dans une casemate pour la nuit. Il est également trop tard pour leur donner à manger : à cette heure, il n’y a plus rien aux cuisines. Mais d’autres prisonnières ayant appris leur arrivée obtiennent l’autorisation de leur apporter des biscuits extraits de leurs propres colis et de la tisane chaude, qui leur procurent surtout un réconfort moral. Dans ce local souterrain humide et glacé, elles ne parviennent pas à dormir.

Le lendemain, elles sont conduites au premier (?) étage du bâtiment. Exceptées trois militantes communistes qui sont intégrées aux premières internées, les Tourangelles rejoignent la chambrée du fond.

Au cours du mois de janvier, un photographe civil des Lilas est amené dans le périmètre de promenade pour y réaliser des portraits des détenu(e)s devant un drap blanc tendu sur les barbelés, chacun(e) étant identifié(e) par une réglette indiquant son matricule.

Selon le registre du camp, le 22 janvier 1943, cent premières femmes otages sont transférées en cars au camp de Royallieu à Compiègne (leurs fiches individuelles du Fort de Romainville indiquent « 22,1 Nach Compiègne uberstellt » : « transférée à Compiègne le 22.1 »).

Le lendemain (?), Marie Gabb fait partie du deuxième groupe de cent-vingt-deux détenues du Fort qui les y rejoint, auquel s’ajoutent huit prisonnières extraites d’autres lieux de détention (sept de la maison d’arrêt de Fresnes et une du dépôt de la préfecture de police de Paris).

Toutes passent la nuit du 23 janvier à Royallieu, probablement dans un bâtiment du secteur C du camp.

Le matin suivant, 24 janvier, les deux-cent-trente femmes sont conduites en camions découverts à la gare de marchandises de Compiègne, sur la commune de Margny, et doivent grimper dans les quatre derniers wagons (à bestiaux) d’un convoi dans lequel plus de 1450 détenus hommes ont été entassés la veille. Parmi eux, les hommes des arrestations de Bourré et d’Amboise [3].

Comme les autres déportés, la plupart d’entre elles jettent sur les voies des messages à destination de leurs proches, rédigés la veille ou à la hâte, dans l’entassement du wagon et les secousses des boggies (ces mots ne sont pas toujours parvenus à leur destinataire).

Les deux wagons à bestiaux du Mémorial de Margny-les-Compiègne, installés sur une voie de la gare de marchandise d’où sont partis les convois de déportation. Cliché Mémoire Vive 2011.

Les deux wagons à bestiaux du Mémorial de Margny-les-Compiègne,
installés sur une voie de la gare de marchandise d’où sont partis les convois de déportation.
Cliché Mémoire Vive 2011.

En gare de Halle (Allemagne), le train se divise et les wagons des hommes sont dirigés sur le KL Sachsenhausen [4], tandis que les femmes arrivent en gare d’Auschwitz le 26 janvier au soir. Le train y stationne toute la nuit.

Le lendemain matin, après avoir été brutalement descendues et alignées par cinq sur un quai de débarquement de la gare de marchandises, elles sont conduites à pied au camp de femmes de Birkenau (B-Ia) où elles entrent en chantant La Marseillaise.

Portail du secteur B-Ia du sous-camp de Birkenau (Auschwitz-II) par lequel sont passés les “31000” (accès depuis la rampe de la gare de marchandises et le “camp-souche” d’Auschwitz-I…). © Gilbert Lazaroo, février 2005.

Portail du secteur B-Ia du sous-camp de Birkenau (Auschwitz-II) par lequel sont passés les “31000”
(accès depuis la rampe de la gare de marchandises et le “camp-souche” d’Auschwitz-I…).
© Gilbert Lazaroo, février 2005.

Parvenues à une baraque d’accueil, une première moitié des déportées est emmenée vers la “désinfection” et l’enregistrement ; en l’occurrence essentiellement les occupantes de la chambrée “communiste” de Romainville, probablement en fonction de leur numéro d’enregistrement dans ce camp. L’autre groupe, incluant les Tourangelles, parmi lesquelles Marie Gabb, passe la nuit à attendre, assis sur les valises, adossé aux planches de la paroi.

Le lendemain, dans ma matinée, ce deuxième groupe reçoit la visite de Mala Zimetbaum, dite « Mala la Belge », détenue arrivée en septembre 1942 (matricule n° 19880) devenue interprète et coursière (Läuferin). Après s’être présentée, celle-ci leur conseille, entre autres : « Surtout n’allez jamais au Revier (hôpital), c’est là le danger. Je vous conseille de tenir jusqu’à l’extrême limite de vos forces. (…) Perdez-vous dans la masse, passez le plus possible inaperçues. »

Il n’existe pas de certitude absolue concernant le numéro matricule sous lequel Marie Gabb est enregistrée (peut-être entre 31770 et 31779, selon une correspondance possible avec le registre des internés du Fort de Romainville). Lors de la procédure d’enregistrement, le numéro de chacune est immédiatement tatoué sur son avant-bras gauche.

Pendant deux semaines, elles sont en quarantaine au Block n° 14, sans contact avec les autres détenues, donc provisoirement exemptées de travail dans les Kommandos, mais pas de corvée.

Le 3 février, la plupart des “31000” sont amenées à pied, par rang de cinq, à Auschwitz-I, le camp-souche où se trouve l’administration, pour y être photographiées selon les principes de l’anthropométrie : vues de trois quarts, de face et de profil (la photo d’immatriculation de Marie Gabb n’a pas été retrouvée…).

Selon Charlotte Delbo, Marie Gabb a succombé, épuisée par le voyage, le jour même de l’arrivée à Birkenau, le 27 janvier 1943. Cependant, Héléna Fournier, seule Tourangelle rescapée, notera qu’elle est morte lors du « grand appel » ; probablement désigne-t-elle ainsi ce que Charlotte Delbo a appelé « la course », survenue le 10 février [5]. Cependant, c’est la date du 16 février qui est inscrite sur l’acte de décès établi par l’administration SS du camp (Sterbebücher) ; peut-être Marie Gabb a-t-elle été emportée inanimée hors de vue de ses camarades, pour succomber plus tard…

Henri Thomas, son frère, meurt au KL Sachsenhausen le 2 mars 1943 (matricule 58108).

René Gabb, son mari, succombe à Sachsenhausen le 24 avril 1944 (matricule 58003).

Jean Thomas, son autre frère, transféré depuis Sachsenhausen le 4 février 1944 (matricule 58107) au KL Buchenwald, y meurt le 21 avril 1945.

Les services de Jean Thomas au sein de la RIF, décomptés à partir du 4 janvier 1941 en tant qu’agent P2, le feront homologuer au grade de sous-lieutenant à titre posthume le 30 juillet 1947. 

Les deux couples Thomas n’ont pas eu de descendance : en 1946, le four à chaux d’Amboise changera de propriétaire pour devenir l’établissement Chevalet et Cie.

Cette même absence d’enfant pour le couple de René et Marie Gabb explique sans doute que personne de déposera en leurs noms, auprès du ministère des Anciens Combattants et victimes de guerre, de demande de reconnaissance de leur activité clandestine et de leur déportation.

Le nom de Marie Louise Gabb est inscrit sur la stèle érigée quai du Général de Gaulle par « la ville d’Amboise à ses déportés pour la France dans les bagnes nazis », avec ceux de son mari René, de ses beaux-frères Henri et Jean Thomas, ainsi que ceux de Marcelle Laurillou et de Rachel Deniau (sous son nom de jeune fille de Lacordais).

Notes :

[1] Le réseau Darius : il collecte notamment des renseignements militaires. Puis, il participe aux parachutages d’armes et munitions.

[2] Georg Brückle : il est arrêté à Baden-Baden en 1948, condamné à mort. Mais, en 1954, sa peine est ramenée à dix ans de réclusion.

[3] Seuls Robert Firmin (matricule 57967) et Louis Sirot (matricule 58088) survivront. Louis Serin (matricule 58106), sera d’abord transféré le 17 juillet 1944 Dachau, puis le 2 novembre 1944 à Auschwitz, puis le 12 décembre à Buchenwald, et à nouveau à Dachau où il meurt le 28 février 1945.

[4] KL : abréviation de Konzentrationslager (camp de concentration) ; certains historiens utilisent l’abréviation “KZ”.

[5] « La course », par Charlotte Delbo : « Après l’appel du matin, qui avait duré comme tous les jours de 4 heures à 8 heures, les SS ont fait sortir en colonnes toutes les détenues, dix mille femmes, déjà transies par l’immobilité de l’appel. Il faisait -18. Un thermomètre, à l’entrée du camp, permettait de lire la température, au passage. Rangées en carrés, dans un champ situé de l’autre côté de la route, face à l’entrée du camp, les femmes sont restées debout immobiles jusqu’à la tombée du jour, sans recevoir ni boisson ni nourriture. Les SS, postés derrière des mitrailleuses, gardaient les bords du champ. Le commandant, Hoess, est venu à cheval faire le tour des carrés, vérifier leur alignement et, dès qu’il a surgi, tous les SS ont hurlé des ordres, incompréhensibles. Des femmes tombaient dans la neige et mouraient. Les autres, qui tapaient des pieds, se frottaient réciproquement le dos, battaient des bras pour ne pas geler, regardaient passer les camions chargés de cadavres et de vivantes qui sortaient du camp, où l’on vidait le Block 25, pour porter leur chargement au crématoire.

Vers 5 heures du soir, coup de sifflet. Ordre de rentrer. Les rangs se sont reformés sur cinq. « En arrivant à la porte, il faudra courir. » L’ordre se transmettait des premiers rangs. Oui, iI fallait courir. De chaque côté de la Lagerstrasse, en haie serrée, se tenaient tous les SS mâles et femelles, toutes les kapos, toutes les polizeis, tout ce qui portait brassard de grade. Armés de bâtons, de lanières, de cannes, de ceinturons, ils battaient toutes les femmes au passage. Il fallait courir jusqu’au bout du camp. Engourdies par le froid, titubantes de fatigue, il fallait courir sous les coups. Celles qui ne couraient pas assez vite, qui trébuchaient, qui tombaient, étaient tirées hors du rang, saisies au col par la poignée recourbée d’une canne, jetées de côté.

Quand la course a été finie, c’est-à-dire quand toutes les détenues sont entrées dans les Blocks, celles qui avaient été tirées de côté ont été emmenées au Block 25. Quatorze des nôtres ont été prises ce jour-là.

Au Block 25, on ne donnait presque rien à boire, presque rien à manger. On y mourait en quelques jours. Celles qui n’étaient pas mortes quand le “Kommando du ciel” (les prisonniers qui travaillaient au crématoire) venait vider le Block 25, partaient à la chambre à gaz dans les camions, avec les cadavres à verser au crématoire.

La course – c’est ainsi que nous avons appelé cette journée – a eu lieu le 10 février 1943, deux semaines exactement après notre arrivée à Birkenau. On a dit que c’était pour nous faire expier Stalingrad. » (Le convoi du 24 janvier, pp. 37-38)

 

Sources :

- Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, Les Éditions de Minuit, 1965 (réédition 1998), page 120.
- Death Books from Auschwitz, Remnants, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, K.G.Saur, 1995 ; relevé des registres (incomplets) d’actes de décès du camp d’Auschwitz dans lesquels a été inscrite, du 27 juillet 1941 au 31 décembre 1943, la mort de 68 864 détenus immatriculés dans le camp (sans indication du numéro attribué), tome 2, page 326 (8392-1943).
- Thérèse Gallo-Villa, D’Amboise à Bourré : la rafle du 10 septembre 1942. Un piège orchestré par la Gestapo, article sur le site TharvA (https://www.tharva.fr/la-shoah-dans-le-loir-et-cher/violette-et-jean-levy), mai 2019.
- Le cahier de Mémoires d’Héléna Fournier, transcrit par sa petite-fille, Carole Toulousy-Michel.

MÉMOIRE VIVE

(dernière modification, le 28-11-2021)

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