DERNIÈRE MINUTE (23 avril 2021), une enquête approfondie de Stéphanie Trouillard à lire en ligne :

Médaillon funéraire au cimetière de Port Louis, d’après une photographie de studio prise en 1942.  © Stéphanie Trouillard, France 24.

Médaillon funéraire au cimetière de Port Louis,
d’après une photographie de studio prise en 1942.
© Stéphanie Trouillard, France 24.

Marie-Louise, Pierrette, Moru, dite « Lisette », naît le 27 juillet 1925 à Port-Louis (Morbihan – 56), fille de Joseph Moru, 22 ans, travailleur à l’Arsenal (de Lorient ?), et de Suzanne Gahinet, son épouse, 24 ans, marchande de poisson ; son grand-père paternel, Joseph Marie Moru, soldat de 2e classe au 6e régiment d’infanterie coloniale a été tué à l’ennemi à Souain (Marne) le 3 octobre 1915, mort pour la France.  Lisette est la deuxième de trois enfants et ses parents adoptent trois orphelins : une famille gaie, où l’on s’aime bien.

Carte Michelin n° 63, extrait. Collection Mémoire Vive.

Carte Michelin n° 63, extrait. Collection Mémoire Vive.

Après le certificat d’études, Lisette quitte l’école communale de Port-Louis et prépare le certificat d’aptitude professionnelle (C.A.P.) de couturière. Mais en 1941, quand elle l’obtient, il n’y a pas de travail sur place dans son métier. Autour de la rade de Lorient, les bombardements sont alors quasi ininterrompus ; qui peut songer à se commander une robe ? Lisette entre comme manutentionnaire dans la conserverie de sardines Breuzin-Delassus.

La jeunesse de Port-Louis est largement contre l’occupation allemande. En 1965, Charlotte Delbo écrira : « … sans être affiliés à un réseau, Lisette et ses amis donnent à des résistants tout le soutien qu’ils peuvent, font le guet, renseignent, surveillent les allées et venues des voitures marquées VW, aident des jeunes gens à fuir en zone sud pour s’engager dans la marine française. »

Cependant, selon Roselyne Le Labousse, nièce de Lisette, celle-ci fait partie « du réseau de renseignements “Nemrod” organisé par Honoré d’Estienne d’Orves, un membre des Forces françaises libres débarqué clandestinement sur les côtes bretonnes en décembre 1940. Lisette l’aurait intégré grâce au médecin de Port-Louis, le docteur Pierre Tual, nommé par Estienne d’Orves à la tête de ce secteur du Morbihan : “Elle travaillait pour lui. Elle allait porter des messages. » Le docteur avait notamment pour mission de surveiller les abords de la citadelle, alors occupée par les Allemands. Le lieu, stratégique, accueille leur poste de commandement du front de mer de Lorient. Ils y aménagent notamment un bunker, des batteries sur les bastions et des créneaux de tir dans la muraille. » (citation du documentaire de Stéphanie Trouillard, avril 2021)

Au cours du deuxième semestre 1941, deux avions britanniques en mission au-dessus du port de Saint-Nazaire (et de la base de sous-marins de Lorient ?) sont abattus aux abords de Gâvres, village côtier situé au bout de la presqu’île faisant face à Port-Louis : deux pilotes sont inhumés au cimetière voisin : Norman Horace Whittaker, fin juillet 1941, et Herbert Smith, quatre mois plus tard, en novembre.

Le 14 juillet 1942, après avoir fait une quête pour acheter deux couronnes, Lisette Moru va, avec quelques amies, porter celles-ci sur leurs tombes en traversant le bourg pour rejoindre le bateau de liaison, et en disant haut où elle va.

Lisette a pour ami Louis Séché (« Petit Louis »), né le 19 avril 1922 à Nantes (Loire-Inférieure / Loire-Atlantique), monteur-électricien et fils unique du directeur de l’usine à gaz de Port-Louis. Le jeune homme aussi est hostile à l’occupant.

Louis Séché et sa chienne Dole. © Archives personnelles d’Anne Toucanne, sa cousine.

Louis Séché et sa chienne Dole.
© Archives personnelles d’Anne Toucanne, sa cousine.

Lisette relève le nom de toutes les personnes dont elle constate qu’elles travaillent pour les troupes d’occupation, et transmet cette liste à son ami Louis. Malheureusement, Lisette fait part de cette activité à une jeune collègue, qui rapporte ces « agissements » à sa mère, elle-même employée à la douane allemande de Port-Louis. Au cours d’une conversation, l’employée répète à l’une de ses collègues les paroles de sa fille, mais leur dialogue est surpris par un douanier allemand. Interrogées par les autorités d’occupation quelques semaines plus tard, les deux femmes « ne font aucune difficulté » pour évoquer la liste établie par Lisette et Louis (36 personnes au total).

Le 21 août 1942, vers 12 h 30, les autorités allemandes – trois hommes en civil – procèdent à une perquisition dans la chambre du jeune homme, alors absent. Son père rentre le premier, puis arrive Louis qui, aussitôt interrogé, fini par leur remettre la liste.

En septembre, des militaires allemands effectuent une perquisition au domicile familial des Moru, ne découvrant qu’une croix de Lorraine dans la chambre de Lisette.

Le 8 décembre 1942, à dix heures du matin, la jeune fille et Louis Séché sont convoqués à la Kommandatur de Lorient, installée dans la Chambre de Commerce réquisitionnée. Lisette s’y rend d’un pas alerte, la moquerie aux lèvres. Ils n’en sortent ni l’un ni l’autre.

Lorient. La Chambre de commerce du Morbihan dans les années 1930; Carte postale, collection Mémoire Vive.

Lorient. La Chambre de commerce du Morbihan dans les années 1930.
Carte postale, collection Mémoire Vive.

Une heure après l’horaire du rendez-vous, Suzanne Moru demande à un Allemand « qui se trouvait là » ce que devient sa fille. Celui-ci lui répond qu’elle va partir en prison pour avoir « diffamé l’armée allemande ». En début d’après-midi, Lisette et Louis sont escortés par quatre Feldgendarmen à la gare de la ville.

Ils sont écroués une dizaine de jours à la prison de Vannes, en détention allemande.

Le 19 décembre, Marie-Louise Moru est enregistrée sous le matricule n° 1332 au camp allemand du Fort de Romainville, situé sur la commune des Lilas (Seine / Seine-Saint-Denis), premier élément d’infrastructure du Frontstalag 122.

L’entrée du fort de Romainville dans les années 1900. Sous l’Occupation, le bâtiment sera surmonté d’un mirador. Carte postale, collection Mémoire Vive.

L’entrée du fort de Romainville dans les années 1900. Sous l’Occupation, le bâtiment sera surmonté d’un mirador.
Carte postale, collection Mémoire Vive.

De son côté, Louis Séché est interné au camp allemand de Royallieu à Compiègne (Oise).

Dans la seule lettre autorisée qu’elle a pu envoyer depuis le fort, Lisette écrit à ses parents en tentant de les rassurer. Faisant état des pratiques de solidarité entre les détenues, elle ajoute : « Je vous redis encore de m’envoyer un colis car, dans la chambre, tout le monde en reçoit et elles partagent leurs paquets avec moi. »

Le 22 janvier 1943, cent premières femmes otages sont transférées en camions au camp de Royallieu à Compiègne (leurs fiches individuelles du Fort de Romainville indiquent « 22,1 Nach Compiègne uberstellt » : « transférée à Compiègne le 22.1 »).

Le lendemain, Lisette fait partie du deuxième groupe de cent-vingt-deux détenues du Fort qui les y rejoint, auquel s’ajoutent huit prisonnières extraites d’autres lieux de détention (sept de la maison d’arrêt de Fresnes et une du dépôt de la préfecture de police de Paris). À ce jour, aucun témoignage de rescapée du premier transfert n’a été publié concernant les deux nuits et la journée passées à Royallieu, et le récit éponyme de Charlotte Delbo ne commence qu’au jour de la déportation… Toutes passent la nuit du 23 janvier à Royallieu, probablement dans un bâtiment du secteur C du camp.

Le matin suivant, 24 janvier, les deux-cent-trente femmes sont conduites à la gare de marchandises de Compiègne et montent dans les quatre derniers wagons (à bestiaux) d’un convoi dans lequel plus de 1450 détenus hommes ont été entassés la veille. Parmi eux se trouve le petit ami de Lisette : Louis Séché.

TransportAquarelle

Comme les autres déportés, la plupart d’entre elles jettent sur les voies des messages à destination de leurs proches, rédigés la veille ou à la hâte, dans l’entassement du wagon et les secousses des boggies (ces mots ne sont pas toujours parvenus à leur destinataire).

En gare de Halle (Allemagne), le train se divise et les wagons des hommes sont dirigés sur le KL Sachsenhausen, tandis que les femmes arrivent en gare d’Auschwitz le 26 janvier au soir. Le train y stationne toute la nuit.

Le lendemain matin, après avoir été descendues et alignées sur un quai de débarquement de la gare de marchandises, elles sont conduites à pied au camp de femmes de Birkenau (B-Ia) où elles entrent en chantant La Marseillaise.

Portail du secteur B-Ia du sous-camp de Birkenau (Auschwitz-II) par lequel sont passés les “31000” (accès depuis la rampe de la gare de marchandises et le “camp-souche” d’Auschwitz-I…). © Gilbert Lazaroo, février 2005.

Portail du secteur B-Ia du sous-camp de Birkenau (Auschwitz-II) par lequel sont passés les “31000”
(accès depuis la rampe de la gare de marchandises et le “camp-souche” d’Auschwitz-I…).
© Gilbert Lazaroo, février 2005.

Marie-Louise Moru y est enregistrée sous le matricule 31525. Le numéro de chacune est immédiatement tatoué sur son avant-bras gauche.

Pendant deux semaines, elles sont en quarantaine au Block n° 14, sans contact avec les autres détenues, donc provisoirement exemptées de travail dans les Kommandos, mais pas de corvée.

Le 3 février, la plupart des “31000” sont amenées à pied, par rang de cinq, à Auschwitz-I, le camp-souche où se trouve l’administration, pour y être photographiées selon les principes de l’anthropométrie : vues de trois quarts, de face et de profil (la photo d’immatriculation de Marie-Louise Moru a été retrouvée, puis identifiée dans des circonstances restant à préciser ; voir plus loin).

Photographiée à Auschwitz-I, le 3 février 1943. Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Oświęcim, Pologne. Collection Mémoire Vive. Droits réservés.

Photographiée à Auschwitz-I, le 3 février 1943.
Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, Oświęcim, Pologne.
Collection Mémoire Vive. Droits réservés.

Le 12 février, les “31000” sont assignées au Block 26, entassées à mille détenues avec des Polonaises. Les “soupiraux” de leur bâtiment de briques donnent sur la cour du Block 25, le “mouroir” du camp des femmes où sont enfermées leurs compagnes prises à la “course” du 10 février (une sélection punitive). Les “31000” commencent à partir dans les Kommandos de travail.

Selon le témoignage de ses camarades rescapées, Marie-Louise Moru, atteinte par une dysenterie sévère, succombe en mars 1943 au Revier de Birkenau où elle a été admise, auprès de Marcelle Mourot, de Besançon, qui s’y trouve déjà. Lisette n’a pas dix-huit ans.

Au camp d’Oranienburg-Sachsenhausen (« Sachso »), Louis Séché (matricule 58178) réussit à survivre. Après avoir subi lui aussi une période de quarantaine, il est affecté au plus important des Kommandos extérieurs de Sachso : l’usine d’aviation du constructeur Ernst Heinkel, qui compte en permanence entre 6000 et 7000 détenus. Les conditions sont éprouvantes, mais Louis peut quand même entretenir une correspondance régulière avec ses parents jusqu’à la fin du mois de juillet 1944 : il leur fait savoir qu’il est magasinier. Puis le jeune homme ne donne plus de nouvelles…

Après le retour des déportés, ses parents de Lisette apprennent sa mort par Marie Élisa Nordmann et Marcelle Mourot.

En 1946, Claude Bottiau, dessinateur morbihannais rescapé de Sachso, qui a connu Louis Séché dès son internement à la prison de Vannes, apporte son témoignage : le jeune Port-Louisien se trouvait à l’infirmerie le 26 avril 1945, quatre jours après la libération du camp par les Russes. C’est là que sa trace se perd. En 1947, son décès est officiellement déclaré : Louis est “Mort pour la France” le 26 avril 1945 à Oranienburg.

En septembre 1945, à Rennes, la cour de justice d’Ille-et-Vilaine jugeant les deux employées de la douane de Port-Louis les déclare coupables d’avoir collaboré « en signalant aux autorités allemandes des faits de nature à motiver contre les Français les ayant commis une action répressive de l’ennemi », et les condamne à des peines de trois et deux ans de prison, et à la dégradation nationale à vie. Par contre, le mandat d’arrêt français ne parvient pas à obtenir l’extradition du douanier allemand, revenu dans son pays après la guerre.

En septembre 1955, des journalistes de La Liberté du Morbihan font paraître un article après s’être rendus au domicile de la mère de Lisette, désormais veuve : « Elle nous a confié le dernier souvenir qu’elle a pu avoir de sa malheureuse jeune fille : une triple photo extraite d’un fichier du trop célèbre camp d’Auschwitz où, dès son entrée, elle est dépouillée de toute personnalité et ne devient plus qu’un matricule parmi les matricules : 31825. » Il est probable que ce tirage photographique obtenu des autorités polonaises lui ait été transmis par Marie Élisa Nordmann, devenue responsable de l’Amicale d’Auschwitz, après son identification par des rescapées de leur convoi.

Le nom de « Moru dite Lisette » est inscrit sur la plaque intégrant les morts de la guerre 1939-1945 apposée sur le monument installé dans le cimetière communal et dédié par « la commune de Port-Louis à ses héroïques enfants morts pour la France ». Dans le cimetière également, sur le caveau de famille, une plaque rappelle son souvenir : « À Marie-Louise Moru, morte pour la France à Auschwitz, le 24-4-43, à l’âge de 17 ans et demi, lâchement vendue par deux Françaises le 8-12-42 ». Le 25 avril 2021, Journée nationale du souvenir des victimes et des héros de la déportation, le Centre d’animation historique du pays de Port-Louis, en lien avec la municipalité, fait apposer une nouvelle plaque pour rendre hommage à six fusillés et six morts en déportation de la commune, plaque sur laquelle Lisette Mort et Louis Séché sont réunis.

En 2008, le nom de Lisette Moru est donné à un petit équipement municipal de Port-Louis (la salle des remparts, “local jeunes” de la commune ?) et une plaque commémorative est apposée sur le rempart de la citadelle.

La mention « morte en déportation » a été ajoutée en marge des actes d’état civil (arrêté du 31/07/1997).

Source :

-  Charlotte Delbo, Le convoi du 24 janvier, Les Éditions de Minuit, 1965 (réédition 1998), pages 209-210.
- Marion Queny, Un cas d’exception : (…) le convoi du 24 janvier, mémoire de maîtrise d’Histoire, Université Lille 3-Charles de Gaulle, juin 2004, notamment une liste réalisée à partir du registre de Romainville (copie transmise par Thomas Fontaine), pp. 197-204, et p. 114.
- Alain Brebion, site Mémorial GenWeb, relevé du Monument aux morts de Port-Louis.
- Guy Le Floch, Le Patriote Résistant n° 942, juin 2019, page 4, courrier des lecteurs.
- Stéphanie Trouillard, journaliste à France 24, Le sourire d’Auschwitz, webdocumentaire en 4 chapitres, avril 2021 : https://webdoc.france24.com/sourire-auschwitz/

MÉMOIRE VIVE
(dernière modification, le 14-05-2021)