Droits réservés.

Droits réservés.

André Mortureux [1] naît le 15 septembre 1901 à Plombières-les-Dijon (Côte-d’Or), fils d’Auguste Mortureux, ouvrier à la minoterie Troubat et Cie dans cette ville, et de Joséphine Ancéry. André est le cinquième de six enfants, dont Pierre.

Au printemps 1921, il est installé à Paris, où il commence à travailler comme infirmier.

Le 6 avril 1921, il est affecté à la 8e section d’infirmiers afin d’y accomplir son service militaire. Il est nommé caporal le 12 novembre 1922. Le 30 mai 1923, il est renvoyé dans ses foyers et se retire au 31, boulevard Sébastopol à Dijon, titulaire d’un certificat de bonne conduite.

À l’automne 1925, il habite au 14, rue Sewadoni à Paris 20e, et travaille comme comptable.

Le 24 octobre de cette année, à la mairie du 20e arrondissement, André Mortureux épouse Marie Françoise Sébastien, née le 28 février 1899 à Paris 5e, corsetière, habitant alors avec sa mère, veuve, au 4, avenue du Père Lachaise.

En 1926, André Mortureux entre comme employé à l’octroi [2] de Paris (péage où transporteurs et commerçants acquittent une taxe municipale sur certaines marchandises). Deux ans plus tard, il est nommé sous-brigadier.

Début août 1927, le couple habite au 11, rue Méchain à Paris 14e.

En 1934, André et Marie Mortureux est domicilié au 32, avenue Vergniaud à Paris 13e (quartier Maison Blanche). Ils ont un fils, Jacques Auguste François, né le 30 juin 1932.

Fin janvier 1936, ils sont installés au 34, avenue Hoche à Sevran [3] (Seine / Seine-Saint-Denis – 93).

En 1936, André Mortureux adhère au Parti communiste. Militant actif, secrétaire d’une cellule locale à Sevran, il est également secrétaire du Comité des usagers des chemins de fer et de la route.

En octobre 1937, la famille habite au 2, allée Jean-Baptiste à Sevran.

En 1939, ils emménagent au 61, rue Augustin-Thierry à Sevran, dans un pavillon bâtit grâce à la loi Loucheur, dont le couple est propriétaire, mais dont André doit payer les traites.

Lors de la “drôle de guerre”, après l’interdiction du Parti communiste, il ne désavoue pas ses engagements.

Le 2 septembre 1939, André Mortureux est mobilisé, d’abord comme infirmier-major à l’hôpital complémentaire du lycée Michelet à Vanves (Seine / Hauts-de-Seine), puis à l’hôpital militaire Villemin, au 8, rue des Récollets, Paris 10e, à proximité de la gare de l’Est par laquelle arrivaient déjà les blessés évacués du front en 1914-1918 [4].

André Mortureux et son fils Jacques. Droits réservés.

André Mortureux et son fils Jacques.
Droits réservés.

Il n’est renvoyé dans ses foyers que le 12 octobre 1940 !

Paris 10e. Entrée de l’hôpital militaire Saint-Martin, rue des Récollets. Carte postale oblitérée en 1908. Collection Mémoire Vive.

Paris 10e. Entrée de l’hôpital militaire Saint-Martin,
rue des Récollets. Carte postale oblitérée en 1908. Collection Mémoire Vive.

Entre temps, le 29 décembre 1940, Marie a accouché de leur deuxième enfant : Monique.

Le 21 février 1941, le commissaire de Police de la circonscription de Livry-Gargan écrit au secrétaire général de la Police de Seine-et-Oise, à Versailles, pour lui transmettre un rapport d’enquête approfondie et de surveillance sur 29 individus signalés et domiciliés à Servan, desquelles il résulte que tous sont d’anciens adhérents du parti communiste, certains militants, aucun ne semblant se livrer alors à une « activité subversive en faveur du parti dissous ». Parmi ceux-ci, Maurice Métais et André Mortureux.

Le 24 avril suivant, le commissaire de Livry-Gargan (récemment nommé) écrit au secrétaire général de la Police pour l’informer qu’une distribution d’environ 200 tracts a eu lieu au cours de la nuit précédente dans le quartier de la gare et dans le lotissement des Trèfles, les « auteurs » de cette distribution n’ayant pu être identifiés. Comme mesure de répression, en application de l’arrêté préfectoral du 19 août 1940, il propose l’internement d’André Mortureux au titre de communiste.

La décision semble être transmise par téléphone. Une note interne du cabinet du préfet datée du même jour en atteste : le commissaire de Livry-Gargan, « nouveau fonctionnaire dans la commune », a repéré lui-même André Mortureux. « Mais il s’agit d’un individu non encore astreint à la résidence forcée. Le commissaire craint que, procédant aux formalités d’usage pour l’établissement de sa fiche individuelle, Mortureux, se sentant menacé, ne lui échappe. Il conviendrait donc, à son avis, soit de lui notifier immédiatement la résidence obligatoire, en attendant un internement ultérieur, soit de l’interner, en fait, de suite ». Soumise au directeur de cabinet, la décision est prise : internement immédiat. Instruction est donnée au commissaire de Livry-Gargan, d’appréhender André Mortureux pour le diriger sur le camp d’Aincourt, puis d’envoyer un dossier de propositions ; la police d’État de Seine-et-Oise étant priée de son côté de faire le nécessaire pour ce transfert et de soumettre d’urgence à la signature du préfet l’arrêté d’internement. Celui-ci ne sera transmis que le 28, mais antidaté du 24.

André Mortureux est immédiatement arrêté par la police de Livry-Gargan. Au cours de la perquisition accompagnant cette arrestation, on lui confisque ses livres et ses documents, mais aucun élément compromettant n’est trouvé.

Dirigé sur Versailles, André Mortureux est interné deux jours plus tard au “centre de séjour surveillé” (CSS) d’Aincourt (Seine-et-Oise /Val-d’Oise), créé en octobre 1940 dans les bâtiments réquisitionnés d’un sanatorium isolé en forêt afin d’y enfermer des hommes connus de la police pour avoir été militants communistes avant-guerre.

Le sanatorium de la Bucaille à Aincourt dans les années 1930. Le centre de séjour surveillé a été installé dans la longue bâtisse située au premier plan à gauche. Afin de pouvoir y entasser les détenus, il a fallu y transporter le mobilier des autres bâtiments. Carte postale. Collection Mémoire Vive.

Le sanatorium de la Bucaille à Aincourt dans les années 1930.
Le centre de séjour surveillé a été installé dans la longue bâtisse située au premier plan à gauche. Afin de pouvoir y entasser les détenus, il a fallu y transporter le mobilier des autres bâtiments.
Carte postale. Collection Mémoire Vive.

Conçus à l’origine pour 150 malades, les locaux sont rapidement surpeuplés : en décembre 1940, on compte 524 présents, 600 en janvier 1941, et jusqu’à 667 au début de juin. André Mortureux est assigné à la chambre C.V. 4 bis.

Dès le 27 avril, il débute avec son épouse et son fils un échange de courrier soit officiel (autorisé), soit clandestin, qui se prolongera jusqu’à un message jeté du convoi de déportation… (voir transcriptions en fin de notice).

Le 9 mai, le préfet de Seine-et-Oise écrit au préfet de la Seine – employeur du fonctionnaire d’octroi – pour lui faire savoir qu’il a fait interner André Mortureux, en lui laissant le soin d’apprécier si cette décision doit se traduire par une « décision administrative » [révocation] que lui-même estime « opportune ».

Depuis Plombières-les-Dijon, sa mère, Madame veuve Mortureux, aux besoins de laquelle André ne peut plus subvenir, sollicite une allocation de secours en tant que famille nécessiteuse d’un interné administratif.

Le 1er juin 1941, Marie Mortureux écrit au préfet de Seine-et-Oise pour solliciter la libération de son mari, en s’appuyant sur la bonne réputation de celui-ci et sur le fait qu’elle-même ne peut « faire vivre [ses] deux enfants avec une allocation journalière de 19 francs ».

Le 21 juin, le commissaire de police spéciale commandant le camp, transmet au préfet de Seine-et-Oise un rapport sur André Mortureux, indiquant que plusieurs de ses lettres ont été censurées et relevant dans l’une d’elles : « C’est ici même que je puise cette conviction. Ah, si tu pouvais connaître le moral de tous nos camarades. Ce moral est fondé sur des choses renversantes que tu connaîtras un jour. Alors c’est à moi, qui suis ici, de te dire courage, courage, et surtout patience. »

Le 27 juin – avec cinq autres Sevranais, dont Georges Denancé et Maurice Métais – André Mortureux est inscrit et “pointé” sur une liste de 88 internés communistes de Seine-et-Oise – dont 32 futurs “45000” – remis aux “autorités d’occupation” et conduits à l’Hôtel Matignon, à Paris, – désigné comme siège de la Geheime Feldpolizei – où ils sont rejoints par d’autres détenus, arrêtés le même jour et les jours suivants dans le département de la Seine [5]. Tous sont ensuite menés au Fort de Romainville, sur la commune des Lilas (93), élément du Frontstalag 122. Considérés comme étant en transit, ils ne sont pas enregistrés sur les registres du camp [6].

Trois jours plus tard, les hommes rassemblés sont conduits à la gare du Bourget (Seine / Seine-Saint-Denis) et transférés au camp allemand de Royallieu à Compiègne (Oise), administré et gardé par la Wehrmacht (Polizeihaftlager). Ils sont parmi les premiers détenus qui inaugurent ce camp créé pour les « ennemis actifs du Reich ».

Le camp militaire de Royallieu en 1956. Au premier plan, en partant de la droite, les huit bâtiments du secteur A : « le camp des communistes ». En arrière-plan, la ville de Compiègne. Carte postale, coll. Mémoire Vive.

Le camp militaire de Royallieu en 1956.
Au premier plan, en partant de la droite, les huit bâtiments du secteur A : « le camp des communistes ».
En arrière-plan, la ville de Compiègne. Carte postale, coll. Mémoire Vive.

Cependant, le 11 juillet, le commandant du camp d’Aincourt transmet au cabinet du préfet de Seine-et-Oise « cinq notices individuelles concernant des internés mis à la disposition des autorités allemandes le 29 juillet 1941 » [sic], dont celles d’André Mortureux et Jean Romanet. Concernant le mois, il s’agit d’une faute de saisie, puisqu’un tampon date la réception de ce courrier au 12 juillet. Mais un secrétaire a-t-il également commis une erreur sur la transcription du jour… ?

Le 31 juillet, le préfet de Seine-et-Oise demande au commissaire de police de Sevran de notifier à l’épouse d’André Mortureux sa décision de ne pas autoriser celui-ci à rentrer dans ses foyers « en raison de l’activité politique particulièrement prononcée » de son mari.

Le 5 mai, le préfet transmet au Conseiller supérieur d’administration de guerre [sic] de la Feldkommandantur de Saint-Cloud une liste d’anciens internés d’Aincourt à la libération desquels il donne un avis défavorable – « renseignements et avis formulés tant par [ses] services de police que par le directeur du centre de séjour surveillé » ; liste accompagnée de notes individuelles avec copie traduite en allemand, dont celle d’André Mortureux.

Entre fin avril et fin juin 1942, il est sélectionné avec plus d’un millier d’otages désignés comme communistes et une cinquantaine d’otages désignés comme juifs dont la déportation a été décidée en représailles des actions armées de la résistance communiste contre l’armée allemande (en application d’un ordre de Hitler).

Le 6 juillet 1942 à l’aube, les détenus sont conduits à pied sous escorte allemande à la gare de Compiègne, sur la commune de Margny, et entassés dans des wagons de marchandises. Le train part une fois les portes verrouillées, à 9 h 30.

Les deux wagons à bestiaux du Mémorial de Margny-les-Compiègne, installés sur une voie de la gare de marchandise d’où sont partis les convois de déportation. © Cliché M.V.

Les deux wagons à bestiaux du Mémorial de Margny-les-Compiègne,
installés sur une voie de la gare de marchandise
d’où sont partis les convois de déportation. © Cliché M.V.

Après que le train ait atteint la gare de Bar-le-Duc, indiquant la direction de l’Allemagne, André Mortureux parvient à faire sortir du wagon une longue lettre qui parviendra à son épouse.

Le voyage dure deux jours et demi. N’étant pas ravitaillés en eau, les déportés souffrent principalement de la soif.

Le 8 juillet, André Mortureux est enregistré au camp souche d’Auschwitz (Auschwitz-I) sous le numéro 45905 (sa photo d’immatriculation n’a pas été retrouvée).

Les SS ont détruit la plupart des archives du KL Auschwitz lors de l’évacuation du camp en janvier 1945. Le portrait d’immatriculation de ce détenu a disparu.

Les SS ont détruit la plupart des archives du KL Auschwitz
lors de l’évacuation du camp en janvier 1945.
Le portrait d’immatriculation de ce détenu a disparu.

Après les premières procédures (tonte, désinfection, attribution d’un uniforme rayé et photographie anthropométrique), les 1170 arrivants sont entassés pour la plupart dans deux pièces nues du Block 13 où ils passent la nuit.

Le lendemain, vers 7 heures, tous sont conduits à pied au camp annexe de Birkenau ; alors choisi pour mettre en œuvre la « solution finale » – le génocide des Juifs européens -, ce site en construction présente un contexte plus meurtrier pour tous les concentrationnaires. À leur arrivée, les “45000” sont répartis dans les Blocks 19 et 20 du secteur B-Ib, le premier créé.

Le 10 juillet, après l’appel général, ils subissent un bref interrogatoire d’identité qui parachève leur enregistrement et au cours duquel ils déclarent une profession (celle qu’ils exerçaient en dernier lieu ou une autre, supposée être plus “protectrice” dans le contexte du camp). Puis ils sont envoyés au travail dans différents Kommandos. L’ensemble des “45000” passent ainsi cinq jours à Birkenau.

Le 13 juillet, après l’appel du soir, une moitié des déportés du convoi est ramenée au camp principal (Auschwitz-I), auprès duquel fonctionnent des ateliers où sont affectés des ouvriers ayant des qualifications utiles au camp. Aucun document ni témoignage ne permet actuellement de préciser dans lequel des deux sous-camps du complexe concentrationnaire a alors été affecté André Mortureux.

Il meurt à Auschwitz le 8 octobre 1942, selon l’acte de décès établi par l’administration SS du camp (Sterbebücher).

Le 16 janvier 1943, Marie Mortureux écrit au préfet de Seine-et-Oise pour savoir ce qu’est devenu son mari, car elle « ignore s’il est encore en vie ». « Pourquoi, Monsieur le préfet, ne les laisse-t-on pas écrire ? Ils sont sans vêtements chauds, sans colis, sans nouvelles des leurs depuis bientôt sept mois. Si au moins la Croix-Rouge pouvait envoyer des colis. Mais impossible, puisqu’elle-même ne sait pas où ils sont ». Le 25 janvier, le préfet répond : « … j’ai l’honneur de vous informer que seules les autorités occupantes sont susceptibles de vous renseigner sur le sort de votre mari, les détenus administratif de cette catégorie échappant à mon contrôle ». Il la laisse se débrouiller en lui conseillant d’écrire au « Directeur du Fronstalag 122 à Compiègne ».

Le 25 juin 1945, Auguste Monjauvis, de Paris 13e, rapatrié depuis un mois, écrit à Marie Mortureux pour lui dire qu’il n’y a guère de chance que son mari réapparaisse. Lui-même ne l’a pas revu lors de la “quarantaine” des “45000” regroupés au Block 11 d’Auschwitz-I : « Il est malheureux de vous dire, si vous n’avez pas reçu de nouvelles de juillet 1943 à juillet 44, de ne conserver que très peu d’espoir, car les survivants ont envoyé dans cette année au moins 20 lettres. » (voir la transcription de sa lettre en fin de notice)

Après la guerre, le conseil municipal de Sevran donne le nom d’André Mortureux à une rue de la ville.

Son nom est inscrit sur le Monument aux morts de Sevran, situé dans le cimetière communal.

 

Notes :

[1] André Mortureux : sur certains documents, son patronyme est parfois orthographié « MONTHUREUX ».

[2] L’octroi : sous l’occupation, l’octroi accroissait encore plus les difficultés d’approvisionnement des denrées pour les Parisiens. Il fut supprimé définitivement par la loi n° 379 du 2 juillet 1943 portant suppression de l’octroi à la date du 1er août du gouvernement Pierre Laval. (source : Wikipedia)

[3] Sevran : jusqu’à la loi du 10 juillet 1964, cette commune fait partie du département de la Seine-et-Oise (transfert administratif effectif en janvier 1968).

[4] L’hôpital militaire Villemin, installé dans l’ancien couvent des Récollets : devenu trop vétuste, il ferme ses portes en 1968 et est évacué en 1971.

[5] Les 88 internés de Seine-et-Oise. Le 26 juin 1941, la Feldkommandantur 758 de Saint-Cloud transmet au préfet du département de Seine-et-Oise – « police d’État » -, cinq listes pour que celui-ci fasse procéder le lendemain à l’arrestation de ressortissants soviétiques ou de nationalité russe ancienne ou actuelle, dont 90 juifs, et de républicains espagnols en exil, soit 154 personnes. La sixième catégorie de personnes à arrêter doit être constituée de «  Différents communistes actifs que vous désignerez  » (aucune liste n’étant fournie). Tous doivent être remis à la Geheime Feldpolizei, à l’Hôtel Matignon, à Paris.

Si aucun autre document n’atteste du contraire, c’est donc bien la préfecture de Seine-et-Oise qui établit, de sa propre autorité, une liste de 88 militants communistes du département à extraire du camp d’Aincourt.

Le 27 juin, le commandant du camp écrit au préfet de Seine-Et-Oise pour lui « rendre compte que 70 internés[du département] ont été dirigés aujourd’hui dans la matinée sur le commissariat central de Versailles et que 18 autres internés ont été dirigés dans le courant de l’après-midi à l’Hôtel Matignon à la disposition des Autorités allemandes d’occupation. Le départ de ces internés s’est déroulé sans incident. » Les listes connues à ce jour ne distinguent pas les deux groupes et réunissent les 88 internés.

Le 29 juin, l’inspecteur de police nationale commandant l’escorte conduisant le contingent de 70 détenus à Versailles, rend compte que le commissaire divisionnaire lui a ordonné de poursuivre son convoyage « jusqu’à l’Hôtel Matignon, à Paris, siège de la Geheime Feldpolizei. En passant à Billancourt, quelques internés du premier car ont montré le poing et des ouvriers qui allaient prendre leur travail ont répondu par le même geste. J’ai immédiatement donné des ordres aux gardiens pour que les internés rentrent leurs bras.

À mon arrivée à Paris, je me suis trouvé en présence d’une quinzaine de cars remplis de prisonniers ayant la même destination que les internés d’Aincourt et j’ai dû prendre la suite.

Le formalités d’immatriculation étant assez longues, j’ai dû attendre mon tour ; l’opération a commencé à 18 heures et s’est terminée à 19h15 ; je n’ai pu faire la remise que de 38 internés sur 88 venus d’Aincourt. En raison de l’heure, le chef de bureau de la Feldpolizei m’a fait savoir qu’il recommencerait l’immatriculation le lendemain matin à 8h15, d’avoir à revenir à cette heure-là. J’ai rassemblé les 50 internés restant dans les deux cars et ai libéré les camionnettes et les gardiens disponibles.

Je me suis aussitôt mis en rapport avec la préfecture de Seine-et-Oise afin de savoir où je devais conduire, pour passer la nuit, les 50 internés. Une heure après, je recevais l’ordre de les conduire au Dépôt, 4 quai de l’Horloge, et de continuer ma mission le lendemain matin. Cette formalité étant remplie, j’ai renvoyé les cars et le personnel à Versailles.

Le 28 juin, à 7 heures, j’ai continué ma mission qui a pris fin à 11 heures. Cette escorte s’est déroulée sans autre incident. »

[6] Arrestations de la fin juin 1941 dans le département de la Seine, témoignage d’Henri Rollin : «  Le 27 juin 1941, vers 6 heures de matin, ma femme et moi nous sommes réveillés par un coup de sonnette. Trois inspecteurs de la police française viennent nous arrêter ; perquisition rapide sans résultat (nous avions la veille au soir distribué les derniers tracts que nous avions). Nous arrivons à l’hôtel Matignon où nous trouvons de nombreux cars et camions, résultat d’une rafle dans toute la région parisienne. Nous sommes remis par la police française aux autorités allemandes. Au moment de ma remise aux Allemands, j’ai aperçu qu’on leur donnait une petite fiche portant mon nom et la mention «  communiste  », soulignée à l’encre rouge. Nous subissons un court interrogatoire d’identité… Attente… Vers la fin de l’après-midi, départ en car. Arrivée au fort Romainville, fouille, identité. Départ de Romainville le 1er juillet, au matin, par train spécial et bondé au Bourget, arrivée l’après-midi à Compiègne. Le lendemain, même cérémonie, refouille et identité, ensuite la vie de camp… »

Sources :

- Claudine Cardon-Hamet, Triangles rouges à Auschwitz, Le convoi politique du 6 juillet 1942, éditions Autrement, collection mémoires, Paris 2005, pages 386 et 414.
- Archives départementales de Côte-d’Or (AD 21), Dijon.
- Archives départementales de Côte-d’Or, site internet, archives en ligne ; registres matricules du recrutement militaire, bureau de Dijon, classe 1921 (R2571), matricule 1561 (vue 81/360).
- Monique Houssin, Résistantes et résistants en Seine-Saint-Denis, Un nom, une rue, une histoire, Les éditions de l’Atelier/ Les éditions Ouvrières, Paris 2004, pages 197 et 198.
- Sachso, Amicale d’Orianenburg-Sachsenhausen, Au cœur du système concentrationnaire nazi, Collection Terre Humaine, Minuit/Plon, réédition Pocket, mai 2005, page 36 (sur le transfert depuis Aincourt des 88 de Seine-et-Oise, fin juin 1941).
- Gérard Bouaziz, La France torturée, collection L’enfer nazi, édité par la FNDIRP, avril 1979, page 262 (sur les arrestations du 27 juin 1941).
- Archives départementales des Yvelines et de l’ancien département de Seine-et-Oise (AD 78), Montigny-le-Bretonneux : centre de séjour surveillé d’Aincourt ; relations avec les autorités allemandes (1w73, 1w80), dossier individuel (1w142), Liste des 88 internés d’Aincourt remis les 27 juin 1941 à la disposition des autorités d’occupation (1w277).
- Death Books from Auschwitz, Remnants, Musée d’État d’Auschwitz-Birkenau, K.G.Saur, 1995 ; relevé des registres (incomplets) d’actes de décès du camp d’Auschwitz dans lesquels a été inscrite, du 27 juillet 1941 au 31 décembre 1943, la mort de 68 864 détenus pour la plupart immatriculés dans le camp (sans indication du numéro attribué), tome 3, page 830 (34111/1942).
- Musée de la Résistance nationale (MRN) Champigny-sur-Marne (94) : carton “Association nationale des familles de fusillés et massacrés”, fichier des victimes.
- Site Mémorial GenWeb, 93-Sevran, relevé d’Alain Claudeville (2000-2002).

MÉMOIRE VIVE

(dernière mise à jour, le 14-08-2021)

Cette notice biographique doit être considérée comme un document provisoire fondé sur les archives et témoignages connus à ce jour. Vous êtes invité à corriger les erreurs qui auraient pu s’y glisser et/ou à la compléter avec les informations dont vous disposez (en indiquant vos sources).

En hommage à Roger Arnould (1914-1994), Résistant, rescapé de Buchenwald, documentaliste de la FNDIRP qui a initié les recherches sur le convoi du 6 juillet 1942.


Mémoires d’hier et d’aujourd’hui, journal de la Société de l’histoire et de la vie à Sevran, n° 3, Sevran 1940-1944, Occupation, Libération, octobre 1994 (document communiqué par Daniel Mougin, petit-fils de Marcel Mougin, d’Alfortville).

DE SEVRAN À AUSCHWITZ 

LETTRES D’ANDRÉ MORTUREUX 

Au début de l’année 1941, la police française arrêta plusieurs militants et anciens conseillers municipaux communistes (la municipalité élue en 1935 avait été destituée à la suite du pacte germano-soviétique). Parmi ces internés, on relève les noms de Jean Cayet, Georges Denancé, Gaston Lévy, Albert Métais, Conques, Deneux, Antoine Noaillat, Georges Triplet et André Mortureux.

Ce dernier a entretenu avec son épouse une nombreuse correspondance que son fils, Monsieur Jacques Mortureux, a bien voulu nous confier. Au-delà de leur caractère très émouvant, ces lettres nous permettent de suivre la destinée de plusieurs Sevranais arrêtés pour des raisons politiques et que la répression conduisit pour certains dans les camps d’internement d’Aincourt puis de Compiègne jusqu’aux camps de la mort.

Nous publions ici de larges extraits de cette correspondance ainsi que le récit d’un survivant qui témoigne de la disparition d’André Mortureux et des conditions de la vie à Auschwitz. 

LA CORRESPONDANCE D’ANDRÉ MORTUREUX 

Aincourt, le 27 avril 1941,

Nous sommes arrivés ici à deux, à 2 h 15, mon camarade qui venait de purger une peine de 6 mois à Poissy. Il ne m’a pas été possible de t’écrire de Versailles, car en arrivant on nous a conduits au service d’anthropométrie : empreintes, photos de face, profil et 3/4, mensurations du crâne. Tous les internés et emprisonnés passent par là. Voici donc en quoi consiste la « visite à Mr le Préfet ». 

Deux repas pris ici ne suffisent pas pour donner une appréciation précise sur la nourriture. Voici le dîner d’hier : potage aux légumes, suffisamment épais. Jardinière de légumes composée de pomme de terre, carottes et topinambours. Confiture genre crème de marrons. Déjeuner dimanche : même potage, une mince tranche de rôti de boeuf, nouilles et confiture. Le tout d’assez bonne qualité et bien préparé. Le matin, café noir. Si nous voulons du pain, il faut rogner sur notre ration du dîner qui est insuffisante. 

Le nombre d’internés augmentant sans cesse (650 actuellement) beaucoup couchent dans les couloirs, faute de place. Je n’étais pas sitôt arrivé que j’étais entouré par tous les camarades de Sevran : Lévy, Denancé, Noaillat, Conques, Métais, Triplet. Si j’ajoute qu’ici il y a jeux d’échecs, cartes, ping-pong, bibliothèque, je peux conclure que s’il est dur pour d’honnêtes gens de se voir priver de leur liberté, de priver aussi les familles de leur soutien moral et maternel, je peux dire que les conditions de vie ici sont supportables. 

Le camp est limité par une double rangée de piquets formant une haie de 1,50 m d’épaisseur avec l’adjonction de fil de fer barbelé s’enchevêtrant dans tous les sens. Des gardes mobiles en faction fusil sur l’épaule circulant entre leurs guérites, distantes de 30 m environ. Pour nous, la promenade est permise en semaine de 12 h à 14 h et de 17 h à 19 h. En moins de 10 mn on a fait le tour du camp. 

Aincourt, le 7 mai 1941,

… Je comprends que tu voudrais bien me voir revenir à la maison, mais cela ne dépend pas de moi. On m’a remis aujourd’hui la copie de l’arrêté pris par le Préfet motivant mon envoi ici. Cet arrêté est pris en application de la loi du 3 septembre 1940 relative aux mesures à prendre sur instructions du gouvernement à l’égard des individus dangereux pour la Défense nationale ou la sécurité publique. C’est un motif très discutable, mais ici on n’a pas le droit de discuter. Il te suffit de savoir que ton papa est un honnête homme qui n’a jamais fait de tort de quoi que ce soit à ses semblables et qui a toujours fait face à ses engagements. 

Ton papa est un homme qui considère le bonheur de ses semblables comme sacré, il s’est toujours efforcé dans le cours de sa vie de ne jamais rien faire pour le diminuer, bien au contraire, il a consacré ses forces et son modeste savoir à augmenter ce bonheur. 

Et c’est justement en raison de la « criminelle » prétention de vouloir le bonheur de mes semblables qu’on me classe parmi les « individus dangereux pour la sécurité publique » comme les voleurs et les assassins. 

Ici chacun passe son temps selon ses goûts et ses capacités. Beaucoup façonnent dans le bois toutes sortes d’objets : ronds de serviettes, couverts à salade. J’ai même vu un camarade tressant une semelle de corde pour se faire des espadrilles. La nourriture étant insuffisante, un peu partout des camarades installent des popotes en plein air. Un vieux seau percé remplace le fourneau. Des légumes et des pâtes cuisent dans des boites de conserve. Les plus déshérités vont près des cuisines et choisissent dans les épluchures ce qu’il y a de meilleur pour faire une soupe. 

Aincourt, le 18 mai, 

… Je vois que tu as un grand espoir que je sorte bientôt d’ici. Tu me parles de démarches sur lesquelles tu aurais un faible espoir. J’ignore la nature de ces démarches, mais j’espère qu’elles ne mettront pas en balance ma dignité d’homme et tiens à t’avertir que de toute façon, je ne sortirai d’ici que la tête haute… 

Aincourt, le 1er juin 1941,

… Tu me demandes d’écrire au Maréchal, mais c’est par ordre de ce bon maréchal que j’ai été envoyé ici. Dès son arrivée au pouvoir notre bon Papa Pétain n’a-t-il pas dit que nous devions nous préparer à souffrir si nous voulons que la France renaisse ? 

En apprenant que vous n’aviez pas de viande depuis 15 jours, j’en arrivais presque à regretter de t’avoir demandé de m’envoyer de la nourriture. Et pourtant si tu savais comme nous avons faim… 

Paris, le 27 juin 1941 – 14 h 30,

Ma chère Marie,

Partis à 70 d’Aincourt pour une destination inconnue.

Si tu es quelques jours sans nouvelles, ne t’inquiète pas. Je ne serai peut-être pas plus mal où nous allons. Métais, Cayet, Deneux, Conques, Denancé sont avec moi. Je t’écris de l’autocar qui nous emmène. 

Compiègne, le 2 juillet 1941,

Arrivés hier après avoir passé trois jours au fort de Romainville. Nous sommes sous l’autorité allemande depuis le 27 juin. Nous ne pouvons écrire qu’une carte tous les 15 jours et une lettre par mois, mais on peut nous écrire autant qu’on veut. 

Lettre clandestine du 13 juillet 1941 :

Ma chère Marie, 

Je profite d’une circonstance tout à fait exceptionnelle pour te faire parvenir cette lettre qui te permettra de connaître notre situation exacte. 

Nous sommes environ 1200 internés. Il en arrive toujours des nouveaux et de différentes régions (Nancy, Rennes, Dijon). A l’instant il vient d’en arriver encore une trentaine, dont trois femmes. L’une d’elles est mère de trois enfants; il y avait ici trois autres femmes. 

J’ai retrouvé ici Maitre Hajje, ainsi que Messieurs Boitel et Pitard, et Henri Sellier, ancien ministre socialiste, et une centaine de Russes blancs dont un prince Romanoff héritier du Tsar. Depuis quelques jours, tous les Russes (soviétiques compris) ont été mis à part derrière des barbelés. 

Notre vie ici serait acceptable si ce n’était l’insuffisance de nourriture. Nous touchons 1/4 de boule de pain pour 24 h (moins qu’à Aincourt). À midi, une demi-assiettée de légumes avec un morceau de viande gros comme le pouce et une demi-cuillère à soupe de confiture ersatz. Le soir une cuillère à soupe de graisse sans saveur qui ressemble à de la graisse de bœuf et une demie cuillerée de confiture. Deux fois par semaine, nous avons la soupe le soir avec un petit morceau de viande. Inutile de te dire qu’avec un tel régime nous sommes continuellement affamés quoique la cuisine soit meilleure qu’à Aincourt. 

Quant à l’hygiène, cela laisse beaucoup à désirer. Il y a bien des lavabos dans tous les bâtiments, mais par manque de pression on ne peut guère s’y laver; il faut aller au lavoir où il n’y a que deux robinets. Pas de douches. Des médecins, mais pas de dentistes. Après avoir été 24 et 26 par chambre nous sommes maintenant 20. 

Nous ne travaillons pas en dehors des corvées habituelles de soupe et de nettoyage. La discipline est moins dure qu’à Aincourt. Nous sommes libres de nous promener toute la journée à travers le camp, qui est bien dix fois plus vaste que celui d’Aincourt. Appel le matin à 7 h et le soir à 18 h 30. Nous pouvons nous promener jusqu’à 22 h. Ici, nous avons le droit de lire des journaux dont la lecture des communiqués sur la guerre germano-soviétique constitue pour nous une partie de rigolade. 

Compiègne, le 17 juillet 1941,

Il y aura trois mois le 24 que je suis arrêté, et je m’étonne que l’enquête me concernant ne soit pas encore terminée. Ce qui est sûr, c’est qu’il te faut de l’argent pour vivre, toi et nos deux enfants. L’Administration me doit mes versements pour la retraite. Insiste pour obtenir une avance, ou qu’on vous aide à vivre d’une façon ou d’une autre. 

Lettre clandestine du 6 août 1941 :

… Les rations ont encore diminué : 4 cuillerées à soupe de lentilles dans des petites louches de bouillons. Le matin 1/4 de café et toujours 1/4 de boule de pain (200 grammes environ) pour 24 heures. Il n’y a que le mardi et vendredi que nous mangeons mieux, car nous avons des pâtes ou du riz sucrés et très épais. 

Notre vie ici devient toujours plus intéressante par certains côtés. Depuis lundi ont commencés, avec l’autorisation du commandant de camp, différents cours. Je suis des cours de français, arithmétique-géométrie, algèbre, géographie, électricité et solfège. Mais il y a aussi des cours d’anglais, allemand, latin, italien, sciences usuelles, droit ouvrier. De plus, ont lieu chaque jour des conférences professionnelles. Cette semaine : agriculture, théâtre, urbanisme, architecture. Ici nous avons toutes les professions et parmi les intellectuels : médecins, dentistes, ingénieurs, avocats, architectes, etc. 

Comme plusieurs camarades, j’ai adressé au commandant de camp une demande de libération par l’intermédiaire d’un camarade avocat. Mais il ne faut pas fonder un grand espoir là-dessus. 

Hier, un sous-off allemand nous a appris qu’il y aurait prochainement plus de 200 libérations. Mais il est à présumer que les Russes blancs et les internés non communistes ou non sympathisants formeront ce contingent de libérés. Il y a eu 20 libérés parmi lesquels le Prince Romanoff. Des miradors élevant la sentinelle à 6 m du sol ont été construits aux 4 coins du camp. Une autre sentinelle circule entre deux miradors. 

Une caisse de solidarité a été créée entre nous avec l’assentiment du commandant du camp. Cette caisse (cotisation 2 fr par mois) a été créée dans le but de venir en aide aux internés et à leurs familles. 

Compiègne, le 19 août 1941,

Ma chère petite femme, 

Je remercie de l’effort que tu fais présentement pour m’envoyer des colis, mais encore une fois je ne voudrais pas que cela impose de trop grandes privations. J’ai reçu le 16 celui du 13 et celui du 14. 

Il y a eu des libérations le 14. Il parait que d’autres départs suivraient, j’espère être du nombre qui serait important. 

Tu ne m’as toujours pas envoyé mon cahier de chansons, joins-y aussi quelques morceaux d’opérette, car ici la musique est indispensable. Je chante non seulement avec la chorale, mais seul dans les concerts que nous organisons. Le professeur a trouvé que c’est comme chanteur à voix que je devais être utilisé. 

À l’instant je viens de recevoir de toi deux nouveaux colis : couvertures, vêtements, légumes, saucissons, anchois, poires, etc.

Avec tous ces colis successifs, ma faim s’apaise. 

Lettre clandestine du 3 septembre 1941 :

… Depuis le 12 août, je t’ai écrit deux lettres illégales. Je ferai mon possible pour t’écrire de cette façon, mais tu dois deviner que ce n’est pas commode. D’ailleurs, ils ont été mis au courant par un voleur-mouchard et il y a eu avant-hier une perquisition et fouille générale dans le but de trouver enveloppes et timbres. Tâche de me faire parvenir encore quelques enveloppes et timbres dans le pain fendu en biseau quand il est frais, et recolle ensuite en le pressant. 

Contrairement à ce que je t’ai écrit, il est inutile que tu viennes me voir. En effet, ils se sont aperçus qu’il y avait des visites à travers les barbelés et ils ont fait placer une palissade en plancher à l’endroit que je t’avais indiqué, plus une limite à ne pas dépasser, faute de quoi la sentinelle a ordre de tirer. Cela est déjà arrivé plusieurs fois, mais en l’air jusqu’à ce jour… 

… Je suis peiné en pensant qu’on nous maintient dans une oisiveté presque totale alors que nos femmes sont surmenées par le travail et l’inquiétude dans un moment où la nourriture déjà trop rationnée doit être partagée avec l’interné. Et à ce propos, ma chère Marie, ton poids de 40,200 kg indique assez tes sacrifices. 

Avec les colis que je reçois à raison de un par semaine, même s’il n’y avait dedans que du pain, je pourrais tenir. 

… À son fils :

Mon cher petit Jacques, 

Merci de ta carte du 27 qui m’a fait grand plaisir. J’ai compris que ton professeur de piano ne voulait plus te donner de leçons gratuites. Mais console-toi : plus tard, tous les enfants auront une vie plus belle et, avec la musique, tu auras toutes facilités pour apprendre une foule de choses et jouir d’une quantité de distractions. Continue à bien aider maman, et ton petit papa sera plus heureux… 

Lettre clandestine du 16 septembre 1941 :

La commission des interrogatoires fonctionne à nouveau depuis samedi. Il y aurait, paraît-il de 60 à 80 % de libérations. J’espère être du nombre… Mais ne te réjouis pas trop, car nous pourrions être déçus. 

Je t’avais dit de me supprimer deux colis, c’est que j’avais pensé que mes provisions dureraient plus longtemps. Maintenant, je n’ai plus rien d’avance et attends depuis plusieurs jours le prochain colis avec une grande impatience, car la faim me torture à nouveau. 

Compiègne, le 14 octobre 1941,

(les colis constituent toujours l’essentiel de la correspondance légale) 

… Pas de lettres de toi depuis celle du 23.

Reçu vendredi le colis de mémère contenant 1 kg de pain, 400 gr de pain d’épices, 300 gr d’haricots secs. Reçu hier colis de Louise : 500 gr de pain d’épices, 250 gr de chocolat, 500 gr de biscottes, 300 gr de crème de gruyère.

Je suis très gâté en ce moment, aussi, je sens mes forces revenir. 

Compiègne, le 27 octobre 1941,

Ma chère petite Marie, 

Dans deux jours, notre Monique aura un an. Pauvre petite enfant qui n’a presque pas connu son père. Il y eut 8 mois le 24 que je la quittais. Immobile dans son berceau, elle ne pouvait deviner ni comprendre le drame qui bouleverserait notre foyer. Que de tourments pour toi chère Marie, sur qui pesait désormais toute la responsabilité de la subsistance de notre progéniture. 

L’année nouvelle nous verra à nouveau réunis et nous apportera une vie paisible, soies en persuadée. En attendant, patience et courage… 

Reçu le 24 le colis de légumes, fruits, etc. J’insiste pour que tu ne m’envoies plus que deux colis par mois : avec tes 38 kg, tu as besoin de te remonter. Jacques à l’avenir, ne doit plus se priver de son chocolat ni de ses biscuits vitaminés. Garde tes pommes de terre et les carottes, tu en as trop peu. Mes camarades bourguignons qui reçoivent beaucoup de légumes m’ont beaucoup aidé depuis un mois… 

Compiègne, le 20 novembre 1941,

… Reçu aujourd’hui le colis de pain, dont je te remercie. Ne m’envoie plus de légumes dont tu manquerais plus tard. Je suis embauché comme éplucheur de légumes, travail pour lequel je touche une ration supplémentaire tous les jours.

Je n’ai été que deux jours à la menuiserie.

Je veux que tu me dises ton poids tous les 15 jours si tu manges bien, tu dois reprendre progressivement les kilos perdus. 

Depuis que je travaille, je ne suis plus de cours, mais je fais encore partie de la chorale… 

Compiègne, le 9 janvier 1942, 

… Pour les fêtes, j’ai été doublement gâté. En plus des colis reçus, la Croix-Rouge a donné à la cuisine des pois cassés qui ont fourni un plat supplémentaire pendant plusieurs jours. Enfin nous avons réveillonné en commun à nos frais pour Noël.

Du 24 décembre au 2 janvier un programme distractif a été mis debout par les internés avec l’assentiment des autorités allemandes : une exposition (peinture, dessins, sculptures, poésies, produits régionaux) le tout classé par régions. À la scène, des sketches, chansons, poésies, folklore, théâtre, conférences, sport.

Le 4 a eu lieu une vente aux enchères au profit de notre caisse de solidarité. 

Compiègne, le 25 janvier 1942, 

Ma chère petite femme, 

Merci du colis reçu le 22 janvier. Les légumes avaient un peu souffert du gel, mais cet arrivage a été bien accueilli par tous car, depuis le 28 décembre, nous mettons légumes, pâtes, café, potages concentrés en commun pour faire une seule cuisine (économie de combustible) et fournir un plat chaud chaque soir à chacun, et surtout à ceux qui ne reçoivent que peu ou pas de colis. Tous les soirs, nous faisons la soupe pour 27 ou un plat de pâtes ou légumes lorsque le stock le permet.

Manges-tu réellement mieux ? J’ai peur que tu me dises cela pour calmer mon inquiétude et que tu t’imposes de grandes privations. 

(Probablement un courrier de Marie, son épouse…)

… On a froid, on a faim. Partout on n’entend parler que de misère et de mort. Les enfants à la cantine n’ont eu, aujourd’hui, qu’une soupe, un fromage, une orange. Après le déjeuner, ils sont dehors par n’importe quel temps… et combien d’autres choses que je pourrais te citer. Et tu voudrais que l’on ait bon moral !… 

Compiègne, le 12 février 1942,

… Des visites sont actuellement accordées individuellement. Il faut faire ta demande au Commandant du camp. Je serais si heureux de te voir avec les enfants. Visite de 10 minutes. 

Lettre clandestine du 16 avril 1942 :

… L’interruption des sanctions nous a permis de mieux nous alimenter et je me sens mieux. Je te demande de m’envoyer à nouveau 600 francs chaque mois en raison du prix élevé de la cantine. Et puis un gros effort est fait ici pour notre caisse de solidarité pour venir en aide aux internés nécessiteux et à leur famille. Et j’aime mieux me priver de manger que de manquer à ma cotisation habituelle. Il faut penser aux familles sans ressources, qui n’ont même pas la maigre allocation aux internés. J’espère avoir bientôt ta visite avec nos deux enfants. 

Lettre de son épouse (retournée à l’envoyeur)

Sevran, le 21 juin 1942, 

Mon cher petit André, 

Sans nouvelles de toi depuis le 30 mai.

Il est 18 h 30, nous revenons de promenade. Le dimanche, je ne suis jamais à la maison. Je vais toujours chez des amis. Ils m’ont donné une bouteille de haricots verts en conserve pour toi. Les dimanches sont toujours très tristes : tout le monde est en famille. J’ai bien du travail et du mal, je te certifie : je n’ai pas le temps de coudre un point. Les jours passent vite malgré tout et l’on demande tous les jours à être plus vieux. 

Monique grandit, mais elle a grandi ! C’est vraiment gentil à cet âge-là, et je suis bien heureuse de l’avoir. Sans elle je ne sais ce que je deviendrais : la vie est si triste et si bête. Le jardin me prend beaucoup de temps, il est assez beau. Il fait un temps superbe : vous pouvez prendre des bains de soleil pendant que nous travaillons comme des nègres. 

Je pense que tu auras tes colis gratuits par la Croix-Rouge et que je toucherai quelque chose pour les enfants. Nous attendons toujours le mois de mai, pas encore payé. 

Tes trois chéris qui l’aiment 

Marie. 

Dernière lettre d’André, jetée du train qui le conduisait à Auschwitz le 6 juillet 1942 :

Ma chère petite femme, 

Je ne sais si cette lettre te parviendra, car, à l’heure où je t’écris, j’ignore encore de quelle façon je vais pouvoir l’expédier… Je t’écris d’un « 40 hommes, 8 chevaux » qui va nous conduire (1000 environ) nous ne savons où ; mais nous savons que nos anges gardiens manquent de bras et il est possible, même probable qu’ils nous envoient dans leur pays. En tous cas, nous partons pour un long voyage, car nous avons touché des vivres pour trois jours. 

Conques, Deneux et Cayet ne sont pas du voyage, restés où ils sont avec 600 autres parmi lesquels certains seront libérés.

Toi qui voulais que je travaille, et bien je vais travailler.

Ma pauvre chérie, tu dois être bien inquiète, car dans mon avant-dernière carte, écrite le 26/06, m’a été retournée. Prétexte : écrit trop fin. Je faisais allusion au bombardement du camp par avion, car je tenais à te rassurer pour que tu ne croies pas que j’étais parmi les victimes (3 morts, une dizaine de blessés). Quinze bombes sont bien tombées sur le camp à 1 h 30 du matin. Les bâtiments A3 et A4 ont été touchés. C’est un miracle qu’il n’y ait pas eu plus de victimes.

Tu dois avoir maintenant le colis retourné (trop lourd). Ils ont appliqué la mesure avant la date en représailles de l’évasion de 19 internés parmi lesquels Cogniot, notre doyen. Cette période est fertile en évènements.

Sois pleinement rassurée sur ma santé : notre bâtiment n’a pas été atteint par le bombardement, aucun copain de notre patelin n’est victime. 

Malgré le colis retourné, je n’ai pas trop souffert de la faim, mais cela tombe mal, car le premier colis de juillet n’est pas arrivé avant notre départ. Je me demande si ce colis va suivre. 

À la fouille, on m’a pris 100 francs. Je n’ai donc plus d’argent. Ne fais aucune réclamation avant que tu reçoives de moi la première lettre de ma nouvelle adresse. Nous supposons que s’ils nous font travailler nous serons mieux nourris, mais ce n’est qu’une supposition. 

Et toi, ma chère Marie, comment vas-tu ? Il ne faut pas que mon départ là-bas te crée de nouvelles inquiétudes. Autrement dit, il faut que tu sois courageuse, toujours et jusqu’à mon retour, comme tu l’as été jusqu’alors. Le retour est peut-être plus proche que nous pouvons le prévoir. Et Jacques, et Monique ? Leur santé est-elle meilleure ? Pauvres chéris, heureusement que j’ai eu la chance de les voir il y a peu de temps. Soignez-vous bien tous trois, l’essentiel étant de conserver la santé. Quant à moi, je suis en bonne forme en ce moment, et le travail manuel (s’il n’est pas trop dur) ne pourra que me faire du bien. 

Il est 13 h 30, nous sommes à Châlons-sur-Marne. Partis ce matin à 9 h 30 de Compiègne ; on nous a réveillés à 3 h… 15 h pas de doute ! Nous sommes à Bar-le-Duc (direction l’Allemagne).

Quoiqu’il arrive, bon courage, confiance et patience.

Je vous embrasse bien des fois mes trois chéris.

André.


LETTRE D’AUGUSTE MONJAUVIS, RAPATRIÉ LE 24 MAI 1945

Saint-Étienne, le 25 juin 1945,

Chère camarade,

Je comprends votre anxiété envers votre mari, et vous n’avez pas d’excuses à me faire en demandant de répondre à toutes vos questions posées. Pour moi, c’est un devoir très cher d’y répondre. Mais je regrette que ce ne soit pas de bonnes nouvelles que je vous apporte. 

J’ai connu votre mari comme tant d’autres camarades dans ce camp de Compiègne, Métais, Denancé, Véron, etc. Nous étions solidaires, d’autant plus que notre organisation était magnifique en discipline et dévouement dans les années 1941-42. 

Je m’excuse d’être un peu long dans mes explications, elles sont nécessaires pour vous montrer les difficultés que j’ai à préciser les réponses aux renseignements que vous me demandez. 

Au début de notre déportation, en juillet 1942, dans un climat enfiévré, en plein typhus, dans cette Pologne du Sud, nous avons été séparés en deux tronçons après avoir été pillés de tous nos maigres biens, sans papiers d’identité et rasés des pieds à la tête. 600 camarades restèrent au camp de Birkenau, 600 autres partirent à Auschwitz où j’étais, séparés encore dans des kommandos et par blocks. 

Nous nous retrouvions 10 d’un côté, 20 ou 30 de l’autre, notre séparation ne se terminait que dans des chambres surchargées et malsaines. Nous ne pouvions tenir de conversation sans risquer des coups de schlagues, mêlés à des hommes devenus bêtes, de tous les pays d’Europe. Notre langue maternelle n’était pas entendue, nous étions perdus. À quelques-uns, dans des rares moments de répit, nous nous retrouvions difficilement, pour nous dire quelques paroles d’espoir. 

Les jours, les premiers mois passèrent dans une chaleur épidémique et, avec les mauvais traitements connus, nous nous rendions vaguement compte des mortalités innombrables de Polonais, de Russes, de Français, de Tchèques, de Belges et des Juifs de tous pays d’Europe. Nous étions absorbés par la discipline du camp et du kommando, par les appels interminables, les travaux exténuants et la nourriture combien insuffisante. Chaque jour nos camarades s’en allaient à l’hôpital épuisés, très peu revenaient. Quelques noms de camarades décédés nous étaient donnés, mais ces noms sont partis de mon cerveau affaibli. 

Puis vinrent les mauvais temps et les hivers rudes en Haute-Silésie ; très peu vêtus, là encore notre nombre diminua. 

En mars 1943, quelques camarades venant de Birkenau, se trouvant à deux ou trois kilomètres d’Auschwitz, nous annoncèrent qu’ils restaient 17 survivants sur 600. Et, en juillet 1943, sur un ordre de Berlin, après un an de cette déportation, on donna aux Français le droit d’écrire et de recevoir des paquets. Puis on nous rassembla dans un block spécial, soit disant en quarantaine, afin d’être rapatriés ou envoyés dans un camp de l’ouest de l’Allemagne. Tous les Français du convoi du 6 juillet 1942, politiques ou non, se sont connus là pendant quatre mois, s’organisant pour vivre dans une atmosphère d’assassinat. Notre nombre était bien diminué : sur 1200, nous n’étions plus que 120. Dans ce petit nombre, je n’ai pas revu votre mari, ni Métais, ni Denancé, ni Véron que je me souvienne.

Mais nous n’avions pas terminé nos souffrances, puisqu’en décembre 1943, nous recommencions la vie pénible du même camp d’Auschwitz.

Ce n’est qu’en août 1944 que nous sommes partis par quatre trentaines : nous avons été envoyés dans différents camps d’Allemagne, et je fus des 30 qui allèrent à Orienbourg. 

Là, on nous sépara encore par kommando. Je me retrouvais avec deux camarades de ce convoi de juillet 1942 pour passer l’automne, l’hiver 1944 et le printemps 1945 chez Siemens, près de Berlin. 

Puis ce fut avril, les bombardements massifs et dangereux, les marches forcées. Je perdis mes deux camarades. J’ai appris qu’ils étaient de retour dans leur famille.

Toutes ces raisons vous montrent, ma chère camarade, que nous ne pouvons connaître à l’heure actuelle combien nous sommes de survivants de ce convoi du 6 juillet 1942. 

Nous nous sommes déjà perdus de vue au départ de cette vie infernale et davantage encore au fur et à mesure que les années s’écoulaient. Notre mémoire, la mienne en particulier, me fait souvent défaut : je ne peux apporter ni précisions ni preuves sur le décès de mes camarades de convoi.

Il est malheureux de vous dire, si vous n’avez pas reçu de nouvelles de juillet 1943 à juillet 44, de ne conserver que très peu d’espoir, car les survivants ont envoyé dans cette année au moins 20 lettres. 

Ayez du courage, comme précédemment dans l’attente. Nous pensons tous à eux, encore plus dans ces moments pénibles. Leur souvenir, leur pensée ne s’effaceront pas.

Chère camarade, si vous croyez que mes renseignements ne sont pas suffisants, restez en liaison avec l’Amicale des Déportés d’Auschwitz, rue Leroux : peut-être rencontreront-ils un déporté plus précis que moi. À toutes nos familles de martyrs, notre devoir doit être de ne pas vous laisser dans une continuelle inquiétude.

Croyez à mes sincères sentiments.

A. Monjauvis